Je pense que je devais avoir un peu plus de trente ans, c’est vous dire si c’était en des temps reculés. J’avais un pote, d’une vingtaine d’années qui s’informait sans relâche sur les mouvements d’extrême-droite, lisait leur propagande, repérait leurs lieux de rencontre, connaissait leurs querelles intestines mieux que n’importe lequel de leurs militants de base, diffusait autant que possible les informations en sa possession à travers un bulletin, puis sur une liste mail où d’autres comme lui réunissaient ce qu’ils avaient appris. De crainte de finir par être repérés et agressés, il étaient sans cesse sur le qui-vive, portaient rangers et blousons de cuir épais, gardaient un poing américain à portée de main dans leur poche, guettaient dans la rue les signes qui leur permettraient de repérer s’ils étaient suivis ou poursuivis. Mon pote choisit pour ses études une orientation qui lui permettrait de poursuivre son étude entomologique immersive. Sa vie entière leur était consacrée.

Je parlais de temps en temps de lui avec mon amie Plume, qui ne le connaissait pas. Un jour, après avoir observé un silence pensif, elle me dit : « Je trouve triste ce que tu me racontes, sa vie est bouffée par ce qu’il combat le plus au monde, ça doit le ronger de l’intérieur. Enfin je sais pas, mais je crois que ça me détruirait, moi. »

Plume est comme ça, elle dit des choses qu’elle prend bien soin de marquer du sceau de son propre cheminement, comme en s’excusant d’envahir ton espace de réflexion. Tu prends tu laisses. À chaque fois que j’ai pris je m’en suis enrichie. Cette remarque m’a accompagnée longtemps, m’accompagne encore. Elle se rappelle à moi souvent ces temps-ci, depuis que je « suis » sur Twitter un grand nombre de jeunes féministes[1] toujours au taquet pour traquer le sexisme dans les jeux vidéos, la publicité, les propos d’autres « twitteux » et relayer leur colère sur Twitter ou leurs blogs.

J’estime qu’elles ont entièrement raison, je ne les juge ni infondées dans leur vigilance, ni excessives, ni trop quoi-que-ce-soit. J’estime aussi que nous, féministes de tous âges, égalitaires de tout poil, ne devons pas baisser la garde car il reste encore un long chemin. Je participe donc volontiers à ajouter ma voix aux conversations et revendications, tant dans l’espace public que sur mon lieu de travail ou parmi mes proches. Je sais parfois tenir haut le flambeau du féminisme hystérique, les murs de ce blog ont résonné d’épiques batailles.

Mais je me préserve aussi parce que la petite musique de mon amie Plume me rappelle que je ne veux pas me laisser dévorer par un combat contre, je ne veux pas me faire bouffer ma vie par un état de vigilance permanente. Je ne veux pas que le sexisme me prive de moi, fût-ce en luttant contre lui.

Vous n’aurez pas ma fleur / Celle qui me pousse à l’intérieur !

MàJ du soir : pour ceux d’entre vous qui découvrent François Béranger, la vidéo de la chanson d’où j’ai tiré la dernière phrase :

Note

[1] Beaucoup de jeunes femmes et quelques jeunes hommes mais vu l’écrasante proportion, j’accorderai au féminin pluriel quand même.