Vous n'aurez pas ma fleur
Par Kozlika le lundi 4 mars 2013, 19:50 - Lien permanent
Je pense que je devais avoir un peu plus de trente ans, c’est vous dire si c’était en des temps reculés. J’avais un pote, d’une vingtaine d’années qui s’informait sans relâche sur les mouvements d’extrême-droite, lisait leur propagande, repérait leurs lieux de rencontre, connaissait leurs querelles intestines mieux que n’importe lequel de leurs militants de base, diffusait autant que possible les informations en sa possession à travers un bulletin, puis sur une liste mail où d’autres comme lui réunissaient ce qu’ils avaient appris. De crainte de finir par être repérés et agressés, il étaient sans cesse sur le qui-vive, portaient rangers et blousons de cuir épais, gardaient un poing américain à portée de main dans leur poche, guettaient dans la rue les signes qui leur permettraient de repérer s’ils étaient suivis ou poursuivis. Mon pote choisit pour ses études une orientation qui lui permettrait de poursuivre son étude entomologique immersive. Sa vie entière leur était consacrée.
Je parlais de temps en temps de lui avec mon amie Plume, qui ne le connaissait pas. Un jour, après avoir observé un silence pensif, elle me dit : « Je trouve triste ce que tu me racontes, sa vie est bouffée par ce qu’il combat le plus au monde, ça doit le ronger de l’intérieur. Enfin je sais pas, mais je crois que ça me détruirait, moi. »
Plume est comme ça, elle dit des choses qu’elle prend bien soin de marquer du sceau de son propre cheminement, comme en s’excusant d’envahir ton espace de réflexion. Tu prends tu laisses. À chaque fois que j’ai pris je m’en suis enrichie. Cette remarque m’a accompagnée longtemps, m’accompagne encore. Elle se rappelle à moi souvent ces temps-ci, depuis que je « suis » sur Twitter un grand nombre de jeunes féministes[1] toujours au taquet pour traquer le sexisme dans les jeux vidéos, la publicité, les propos d’autres « twitteux » et relayer leur colère sur Twitter ou leurs blogs.
J’estime qu’elles ont entièrement raison, je ne les juge ni infondées dans leur vigilance, ni excessives, ni trop quoi-que-ce-soit. J’estime aussi que nous, féministes de tous âges, égalitaires de tout poil, ne devons pas baisser la garde car il reste encore un long chemin. Je participe donc volontiers à ajouter ma voix aux conversations et revendications, tant dans l’espace public que sur mon lieu de travail ou parmi mes proches. Je sais parfois tenir haut le flambeau du féminisme hystérique, les murs de ce blog ont résonné d’épiques batailles.
Mais je me préserve aussi parce que la petite musique de mon amie Plume me rappelle que je ne veux pas me laisser dévorer par un combat contre, je ne veux pas me faire bouffer ma vie par un état de vigilance permanente. Je ne veux pas que le sexisme me prive de moi, fût-ce en luttant contre lui.
Vous n’aurez pas ma fleur / Celle qui me pousse à l’intérieur !
MàJ du soir : pour ceux d’entre vous qui découvrent François Béranger, la vidéo de la chanson d’où j’ai tiré la dernière phrase :
Note
[1] Beaucoup de jeunes femmes et quelques jeunes hommes mais vu l’écrasante proportion, j’accorderai au féminin pluriel quand même.
Commentaires
Ah oui, voilà la gène que j’ai ressentie par moment ces derniers temps : l’impression que certaines se font bouffer la vie par ce combat-là. Combat qui est juste, combat qui doit être, mais de là à n’être que ce combat ?
(Sinon, nous ne sommes qu’en Mars et c’est déjà le troisième billet. Calme-toi, tout douououx…)
Comme Plume a raison ! Ce billet évoque plein de choses très personnelles, de décisions aussi, de se préserver, pareillement.
Sans doute faut-il un roulement, et que d’autres, moins “rongés”, reprennent le flambeau
Oué xave, un burn-out est si vite arrivé !
Marie-Aude, oui je suis d’accord, appelons ça le contrat de génération !
Tout est bien souvent histoire d’équilibre. Quand je regarde ma maman, féministe de la première heure (mouvement “jeune femme”, création du planning familiale, etc) et en parallèle mère au foyer… une grande dame ;-)
Et merci pour Béranger, beau souvenir de concert d’une autre époque ;-)
J’en connais une qui vient tout doucement vers le militantisme actif, voir très actif. Certain et notamment son mari (comme c’est bizarre ;-) ) Trouve qu’elle en fait trop, que ça prend trop de place. Mais en fait, je crois que pour elle, la place que ça prend est une façon de canaliser et de faire quelque chose d’une douleur indescriptible dû au viol qu’elle a subi alors qu’elle n’était qu’une jeune adolescente. Moi je n’aurai pas la force d’y consacrer tant de temps et d’énergie, mais je trouve indispensable qu’il y en ait qui le fasse.
Je trouve en effet très difficile de ne pas se laisser bouffer. J’ai eu des moments d’immersion quasi-totale, et je crois qu’ils m’ont aidée à comprendre, à me faire ma propre opinion, et à ouvrir les yeux ; mais j’ai toujours saturé très vite. En général, je me contente maintenant de suivre quelques blogs et comptes Twitter et de partager des liens plutôt que de mener ma propre analyse de A à Z…
Un des problèmes de la vigilance contre une discrimination ou un mépris catégoriel et ceux envers les femmes sont institutionnalisés depuis des siècles et des siècles, c’est qu’on n’en a jamais fini : on croit avoir enfin fait admettre un peu de bon sens, et collectivement prouvé que l’on n’était pas des citoyen(ne)s de catégorie B et puis soudain c’est un de tes proches qui te semblait naturellement respectueux et évolué et qui au cours d’une conversation tranquille (pas politique, pas polémique initialement) te sort un truc du genre “Mon fils, ça va, il a retrouvé du travail, ce qu’il lui faudrait c’est une nana qui accepte de lui faire un gosse”. Tu crois qu’il fait de l’humour gras - déjà tu es déçue, tu le croyais plus fin que ça -, mais non il est sérieux, ajoute même qu’il ne manque pas de femmes le bougre mais bon aucune qui. Et te vient même le doute de quelques qualificatifs peu amènes qu’il ajouterait volontiers si au lieu d’être une bonne femme tu étais comme lui, Un Homme.
Et là, boom, Sisyphe, rocher, bas de la colline, dégringolade.
Tout est à refaire tout le temps.
Forcément au bout de quelques décennies, on a beau vouloir ne pas se faire enlever ce que nos mères et nos grands-mères avaient péniblement obtenu, on finit par n’avoir plus la force de réagir. Je ne sais même plus si c’est question de se préserver, c’est peut-être davantage comme un épuisement.
En ce qui me concerne et comme je suis à l’âge des pièces détachées (cette injonction faite aux femmes de ressembler perpétuellement à leurs 20 ans alors on remplace peu à peu des bribes de soi par du faux), j’ai tendance à réduire désormais le militantisme à mon propre périmètre corporel et ménager.
Non sans beaucoup douter.
PS : Ah oui Xave a raison le burn-out te guette ;-)
Luce, faire quelque chose d’une douleur indescriptible c’est probablement un des moteurs de l’engagement, qu’on s’attache directement à agir sur le terrain où l’on a souffert ou d’autres qui l’évoquent. On s’engage pour ce qui touche à soi, quoi qu’il en soit. On en parlait ce soir avec Pikipoki justement. Tu dis que tu n’en aurais pas la force mais je trouve que tu fais preuve de grande force dans ta vie même.
Krazy Kitty, ce que tu dis me fait écho bien sûr. Et ça me fait penser qu’on n’est cependant manifestement pas tous taillés pareils : certains ont l’énergie suffisante pour être sur le front longtemps, avec ténacité, sans pour autant se tenir au bord du burn-out (pour reprendre un mot à la mode) ou en tout cas pas longtemps. D’autres moins bien. Je pense au billet d’hier de Myroie : La spirale.
Je ne crois pas que tout est à refaire tout le temps, Gilda. Je crois que nous voyons les choses à l’échelle de notre vie mais qu’il faut plusieurs générations pour mesurer la tendance de la courbe :-)
Aujourd’hui, l’extrême-droite est plus présente qu’il y a vingt ans, je trouve. Et ceux qui osent contester les idées de haines et de violences de ces “crânes blonds et tondus” sont de moins en moins nombreux, par peur, par indifférence, par lâcheté ou par complaisance peut-être.
Alors je comprends ceux qui restent vigilants et sont presque prêts à donner leur vie dans cette lutte (sans fin) contre le fascisme. Je n’en serais malheureusement pas capable: je n’ai pas le caractère d’un révolutionnaire.
Il ne faut bien sûr pas se laisser dévorer par son combat en oubliant sa vie, son bonheur, mais rien n’est jamais acquis. Et en restant attentif, vigilant, on peut agir à sa petite échelle pour éviter que nos droits et libertés (que nos aînés ont eu tant de peine à obtenir pour nous donner une vie meilleure) ne nous soient enlevés un par un.
Ils veulent démocratiquement transformer notre pays en dictature? Agissons démocratiquement et sans violence pour leur botter les fesses!
Bonsoir,
Je découvre François Béranger grâce à vous, je tiens à vous en remercier.