Lisbonne - Photo Franck Paul

Je le connaissais de vue, nous avions tous deux nos habitudes dans le même café de Lisbonne. Une bonne bouille, un regard ferme. Il m’aborda un jour pour requérir mes services. Je n’avais pas le temps ce matin-là et lui donnai rendez-vous pour le lendemain. J’ai demandé à Gloria de prendre discrètement une photo pendant notre entretien. Elle est jointe au dossier.

Nous nous installâmes à une table et j’attendis que Léandro, le serveur, nous ait déposé nos cafés pour l’interroger sur la raison pour laquelle il avait besoin de moi. La plupart des enquêtes confiées par des particuliers concernent des épouses ou des maris infidèles, mais pas celle-là. Il était veuf depuis peu de temps.

« Je vois les copains partir les uns après les autres. Le mois dernier ma femme. Je ne voudrais pas mourir sans savoir… Si seulement je pouvais savoir… Léandro m’a dit que vous étiez détective privé, ça m’a décidé… »

Il avait eu quelques secondes d’hésitation, comme pour réfléchir une dernière fois, puis il se lança et me raconta son histoire.

L’été 1960 il était jeune carreleur à Cascais. Souvent il allait à la plage après avoir fini sa journée de travail. Là, il avait rencontré une jeune fille en vacances chez ses grands-parents. Elle avait seize ans et lui dix-sept. Ils avaient écouté tête contre tête le petit poste de radio portable qu’il avait acheté avec son premier salaire et qu’il plaçait sur leurs épaules. Ils avaient nagé dans les eaux claires et calmes de la Praia da Conceição. Il s’était perdu dans la contemplation des goutelettes d’eau carressant sa peau. Ils s’étaient maintes fois faufilés dans la chambrette qu’il louait, à l’insu de la logeuse. Ils s’étaient blottis sous le couvre-lit en chuchotant des mots tendres. Souvent, presque toujours, elle apportait avec elle une lettre qu’elle lui avait écrite et qu’il ne devait lire qu’après son départ. Ils avaient marché dans les ruelles du cœur de ville et observé les bateaux rentrant de la pêche. Ils avaient admiré la Boca do Inferno en se tenant la main. Il lui avait offert un petit médaillon qu’elle avait placé sur une chaînette glissée sous ses vêtements.

Et puis la fin de l’été était venue. Elle n’avait pas voulu lui donner son adresse par crainte de ses parents. Ils s’étaient donné rendez-vous à l’été suivant. Elle lui avait confié le foulard qu’il aimait tant voir dans ses cheveux : « tu me le rendras l’année prochaine », avait-elle dit comme une promesse. Mais l’été suivant il effectuait son service militaire. Celui d’après, il s’était rendu le cœur battant à Cascais mais elle n’était pas venue, la maison de ses grands-parents avait portes et volets fermés. Ils ne reviendraient pas, avait dit l’épicier tenant boutique sur le trottoir d’en face, ils habitaient désormais chez leurs enfants, dans le Nord du pays. La maison allait être vendue.

« J’aurais dû chercher mieux, insister pour connaître leur nom et la ville où ils habitaient désormais », me dit-il. « Je n’ai pas osé, j’avais peur de lui attirer des ennuis. Quand j’ai voulu le faire plus personne ne les avait connus. »

De sa main parcheminée il me tendit une sacoche en simili-cuir par-dessus la table.

« Toutes ses lettres sont là. Il y a aussi le foulard. Et la collection de cailloux et coquillages que nous ramassions sur la plage et que nous ramenions chez moi. Je vous ai écrit l’adresse des grands-parents sur un papier. Pourriez-vous la trouver ? Si elle est vivante, je voudrais lui montrer que j’ai tout gardé, que je ne l’ai pas oubliée. »

Je l’ai assuré que je ferais de mon mieux. Je lui promis de lui rapporter sa sacoche dans quelque temps, après avoir scanné les lettres et photographié le foulard et les cailloux. Je ne pensai pas que ces souvenirs me seraient bien utiles pour mes recherches mais je voyais bien qu’ils avaient beaucoup d’importance à ses yeux. Il était triste à l’idée de s’en séparer mais il aurait été plus triste encore si je lui avais dit qu’ils n’avaient aucune valeur pour ma mission. Je devais d’abord boucler une affaire, lui expliquai-je, ça ne me prendrait que quelques jours, deux semaines au plus. Il serait temps à ce moment-là qu’il me verse un premier acompte. Il sourit :

« Oh, vous savez, je ne suis plus à quelques jours près… »

De retour depuis hier, je suis allé tout à l’heure au café en espérant l’y croiser pour lui dire que j’étais revenu et que j’allais m’attaquer à son affaire. En réponse à ma question Léandro secoua tristement la tête : « Ah oui c’est vrai que vous n’étiez pas là quand c’est arrivé. Un matin Sandro est venu comme d’habitude commander son café et quand je suis revenu le lui porter il était mort. Tout doucement sans faire de bruit. Ça fait vingt ans que je le voyais tous les matins. Dans un sens je suis content qu’il soit mort “en famille”. Il n’avait pas d’enfants, quelques cousins éloignés je crois, mais c’était plutôt un solitaire. »

Je suis rentré au bureau. La sacoche est devant moi. J’en ai étalé le contenu. Ces précieux souvenirs conservés plus de soixante ans par un client qui n’est même pas un client puisqu’il n’a pas eu le temps de signer un contrat de mission ni faire son premier versement.

Cascais. C’est pas loin Cascais. Un tour aux archives pour retrouver les propriétaires de la maison à l’adresse inscrite sur le bout de papier, suivre leurs traces et retrouver leur petite-fille de 76 ans aujourd’hui. Lui remettre la sacoche et son contenu si elle vit encore. Oui, je vais faire ça, Sandro. Je lui montrerai aussi la photo et je lui dirai que vous ne l’aviez pas oubliée.


Participation au Diptyque de l’Auberge - 1.