Dernier Journal officiel au format papier

Sous ses dehors rugueux, le rotativiste est un sentimental et son âme lourde pesait jeudi quarante-cinq grammes.

J’ai beau le savoir, depuis vingt-cinq ans de vie professionnelle commune, j’ai été touchée ce matin en croisant le prote des rotos[1] dans la cour industrielle de notre Vénérable Entreprise. Il se doutait bien que nous serions quelques-uns parmi les anciens à souhaiter garder en souvenir un exemplaire du dernier 45 grammes[2] de la maison et il nous en avait mis de côté dans son bureau.

Une page se tourne dans l’histoire de la diffusion du droit dans notre pays, l’histoire de notre entreprise, l’histoire de nos métiers et finalement un peu la mienne aussi. Bien qu’étant depuis quelques années occupée avec bonheur à d’autres fonctions que mon métier originel de poussiéreuse[3], j’ai exercé au cassetin[4] ma première profession avec grand plaisir de nombreuses années avant d’avoir envie de changer de voie.

Il y avait l’exercice du métier lui-même, nourri par mon amour des mots et des lettres, mais aussi, portée par l’histoire de cette branche de métiers, l’appartenance à une famille, ladite famille procurant les mêmes tendresses et agacements que les vraies, avec les combats historiques, la solidarité, les traditions ouvrières, mais aussi son corporatisme, ses bureaucrates, ses lourdingues.

Allez les copains, haut les coeurs, vissons l’ours et chantons ! À la santé du confrère…

Nota: si l’argot des imprimeurs et des typographes dont est émaillé ce billet vous amuse, d’autres termes et définitions par exemple ici sur le web, une sélection d’expressions dans ce billet ou encore mieux là dans un livre. Au fait, savez-vous d’où provient l’interjection “22 !” ?

Notes

[1] Prote : chef de l’atelier, ici les rotativistes.

[2] 45 grammes : surnom donné ici au Journal officiel Lois et décrets, qui était imprimé sur du papier recyclé pesant 45 grammes par mètre carré.

[3] Poussiéreux : correcteur ; ce nom vient du fait qu’on collait souvent les correcteurs dans un recoin de l’imprimerie ; cf. note suivante aussi.

[4] Cassetin : au sens premier, le plus petit compartiment de la casse (tiroir où étaient placées les lettres du temps du plomb du temps de la typographie manuelle) ; par extension, comme on mettait toujours les correcteurs dans la plus petite pièce de l’imprimerie, on appelle ainsi la pièce où ils travaillent.