45 grammes
Par Kozlika le mercredi 6 janvier 2016, 14:35 - Lien permanent
Sous ses dehors rugueux, le rotativiste est un sentimental et son âme lourde pesait jeudi quarante-cinq grammes.
J’ai beau le savoir, depuis vingt-cinq ans de vie professionnelle commune, j’ai été touchée ce matin en croisant le prote des rotos[1] dans la cour industrielle de notre Vénérable Entreprise. Il se doutait bien que nous serions quelques-uns parmi les anciens à souhaiter garder en souvenir un exemplaire du dernier 45 grammes[2] de la maison et il nous en avait mis de côté dans son bureau.
Une page se tourne dans l’histoire de la diffusion du droit dans notre pays, l’histoire de notre entreprise, l’histoire de nos métiers et finalement un peu la mienne aussi. Bien qu’étant depuis quelques années occupée avec bonheur à d’autres fonctions que mon métier originel de poussiéreuse[3], j’ai exercé au cassetin[4] ma première profession avec grand plaisir de nombreuses années avant d’avoir envie de changer de voie.
Il y avait l’exercice du métier lui-même, nourri par mon amour des mots et des lettres, mais aussi, portée par l’histoire de cette branche de métiers, l’appartenance à une famille, ladite famille procurant les mêmes tendresses et agacements que les vraies, avec les combats historiques, la solidarité, les traditions ouvrières, mais aussi son corporatisme, ses bureaucrates, ses lourdingues.
Allez les copains, haut les coeurs, vissons l’ours et chantons ! À la santé du confrère…
Nota: si l’argot des imprimeurs et des typographes dont est émaillé ce billet vous amuse, d’autres termes et définitions par exemple ici sur le web, une sélection d’expressions dans ce billet ou encore mieux là dans un livre. Au fait, savez-vous d’où provient l’interjection “22 !” ?
Notes
[1] Prote : chef de l’atelier, ici les rotativistes.
[2] 45 grammes : surnom donné ici au Journal officiel Lois et décrets, qui était imprimé sur du papier recyclé pesant 45 grammes par mètre carré.
[3] Poussiéreux : correcteur ; ce nom vient du fait qu’on collait souvent les correcteurs dans un recoin de l’imprimerie ; cf. note suivante aussi.
[4] Cassetin : au sens premier, le plus petit compartiment de la casse (tiroir où étaient placées les lettres du temps du plomb du temps de la typographie manuelle) ; par extension, comme on mettait toujours les correcteurs dans la plus petite pièce de l’imprimerie, on appelle ainsi la pièce où ils travaillent.
Commentaires
Oh merci pour les liens ! J’adore !!
Génial l’histoire du 22, je ne crois pas que je la savais, ne connaissant que le “22 v’la les flics” (on n’échappe jamais à sa banlieue, jamais tout à fait).
Et puis ça alors car j’étais persuadée qu’il ne restait plus de JO papiers.
À une époque dans les années 80 on le recevait dans mon service à la banque et je me débrouillais pour jeter un œil sur les changements de noms. J’en avais constitué une petite collection mais elle a péri dans l’incendie du siège social. Je crois d’ailleurs qu’il fut l’occasion de supprimer nombre d’abonnements (il y avait Le Monde, la Tribune et les Échos, en ce temps-là l’employeur considérait qu’un salarié bien informé était d’autant plus efficace, même s’il n’avait pas directement à en faire état dans son travail ; il était aussi considéré comme légitime de faire des pauses tant qu’on rendait le travail dans les temps).
Quand même, je crois que ça me fait un peu mal au coeur…
Tout pareil que Sacrip’Anne !
Contentons-nous de dire que nous sommes de l’avis de MM. les typographes qui, plus moraux que les moralistes, trouvent que la place de leurs femmes et de leurs filles est plutôt au foyer domestique qu’à l’atelier de composition, où le mélange des deux sexes entraîne ses suites ordinaires. — Quoi qu’il en soit, il existe des compositrices ; nous devions en parler. MM. les philanthropes qui les emploient vont les recruter dans les ouvroirs, les orphelinats ou les écoles religieuses. Ces jeunes filles, en s’initiant tant bien que mal à l’art de Gutenberg, ne manquent pas de cueillir la fine fleur du langage de l’atelier et de devenir sous ce rapport de vraies typotes, comme elles se nomment entre elles. L’argot typographique ne tarde pas à se substituer à la langue maternelle ; mais il en est de l’argot comme de l’ivrognerie : ce qui n’est qu’un défaut chez l’homme devient un vice chez la femme, et il peut en résulter pour elle plus d’un inconvénient.
Par moment, ça nous ferait gober notre chèvre, hein!
Une pensée pour tous tes potes protes. Ce genre de dernière fois laisse des nostalgies parfois difficiles.
Parce que j’aime les mots, j’ai acheté à sa sortie le livre Chier dans le cassetin aux apostrophes, je plonge rarement dedans mais à chaque fois j’en tire beaucoup de plaisir.
Cristophe : oui, je crois qu’en plus du plaisir des mots, il y a comme le sentiment d’aller dans les coulisses quand on découvre un jargon de métier ou de corporation. J’adore ça !
Tellinestory : c’était bien à ce type de discours que je faisais référence en parlant des lourdauds ;-)