1995:35 le mépris
Par Anna Fedorovna le dimanche 19 novembre 2006, 19:32 - Mes petits cailloux - Lien permanent
Avril 1995. Bernard Desportes m'apporte quelques exemplaires du premier numéro de Ralentir travaux[1], la revue littéraire qu'il vient de lancer et pour laquelle j'ai réalisé la maquette[2] et continuerai d'en assurer la mise en page et la relecture au long des cinq années de l'aventure. Bernard est un ami rencontré lorsque j'étais lycéenne (et lui déjà si vieux, pratiquement trente ans, c'est dire). Nous nous sommes retrouvés l'année dernière sur le même lieu de travail et de fil en aiguille il m'a proposé de participer à son projet. J'ai adoré m'occuper de cette revue, de servir de si beaux textes, les choyer, leur offrir ce que je savais faire comme ils m'offraient le plaisir de les lire.
J'ai passé des journées entières chez les fournisseurs de papier pour trouver LE vergé idéal, la teinte et la texture de la couverture les plus belles. J'ai passé des heures à peaufiner la titraille, à créer un logo, à ajuster les règles de césure, à retravailler les échelles horizontales et les approches de paire de la police de caractères qui était la presque-mais-pas-tout-à-fait idéale. Nous avons aussi cherché et trouvé un excellent flasheur et imprimeur. Tenir entre mes mains ce premier numéro me rend fière comme un petit banc, pour un peu je dormirais avec. Plus tard, nous y associerons un site, premier exercice du genre pour moi (et dernier jusqu'à ce blog), qui me laisse passablement frustrée de ne savoir/pouvoir mieux faire. Mon truc c'est nettement le papier.[3]
A l'occasion de lectures publiques et surtout du Marché de la Poésie où nous tenons stand, j'ai l'occasion de rencontrer les auteurs de ces textes. Et très rapidement je peux les classer en deux catégories : ceux qui me « voient » et ceux pour lesquels je suis transparente. Je ne suis pas de leur monde, je suis un sous-fiffre, une exécutante. Certains ne me tendent pas même la main lorsque Bernard me présente et se contentent du petit signe de tête qu'on octroie aux loufiats. Transparence à géométrie évolutive : au fur et à mesure que la revue gagne en reconnaissance, la loufiate peut servir à se rapprocher de l'Olympe. Ceux qui passaient sans me voir lorsque j'étais seule au stand s'arrêtent, me saluent cordialement. A tout prendre j'aime autant ceux qui continuent de m'ignorer royalement et ne me reconnaissent même pas lorsque je les croise dans les allées du marché. Le principe s'étend jusqu'aux lecteurs arrivant tout sourires dehors et dont la mine s'affaisse lorsqu'ils apprennent ne s'adresser qu'à la maquettiste.
Ce type de comportement n'est hélas ni réservé à ma personne ni propre au milieu littéraire. La frontière des créatifs et des exécutants est particulièrement marquée dans les métiers de la pub ou du graphisme. Elle se retrouve également en entreprise entre décideurs et petites mains (ah, le passage de simple poussiéreuse[4] à administratrice de Vénérable Entreprise)... ou webstar et petit blogueur. Enfin je redécouvre l'eau tiède là hein, je le sais bien. Ce que je veux dire c'est que j'ai tiré de cette expérience et ses similaires quelques principes salvateurs : la magie se conserve mieux vue de loin (raison pour laquelle il m'est par exemple parfaitement indifférent de rencontrer telle ou telle diva) ; ne pas confondre la reconnaissance d'un rôle social/de pouvoir – ou renommée bloguienne – avec un intérêt réel pour l'individu... ne pas pour autant tomber dans la mégalomanie ou la paranoïa : il y a aussi des tas de gens qui n'en tiennent aucun compte ni dans un sens ni dans l'autre !
Notes
[1] Titre hommage à l'ouvrage du même nom de Breton, Char et Eluard.
[2] Scan couv à venir, pas le temps aujourd'hui.
[3] Encore aujourd'hui, bien que toutes les études portant sur l'ergonomie web recommandent la présentation des textes en drapeau car de lecture plus aisée sur écran, je ne peux m'empêcher d'affecter au corps des billets de tous mes thèmes un text-align:justify;
;)
[4] Surnom donné aux correcteurs par les typographes...
Commentaires
C'était quoi le nom de la police de la caractère ? (Il y a un typo geek qui sommeille au fond de moi et - c'est malin - tu viens de le réveiller).
Ce que tu décris ne s'applique effectivement pas uniquement aux milieu littéraires.
Je travaille dans le domaine technique, le dessin industriel pour être précis, et je ne compte pas le nombre de fois ou je me suis senti Transparent, pourtant sans les plans que je dessine aucun chantier d'envergure n'est possible.
« Poussiéreuse »... hé bé, on s’aime dans l’édition ! :-/
Cet « effet de transparence », on connaît bien dans le spectacle : le mépris (parfois réciproque) de certains artistes pour les techniciens me laisse toujours pantois. On construit ensemble une œuvre qui ne serait pas la même s’il manquait un membre à l’équipe.
Moi qui suis plus habitué aux feux des projecteurs, j’ai un jour expérimenté cette transparence quand j’ai fait technicien plateau pour un opéra.
Qui sait si les chanteurs hautains ne m’ont pas dégoûté de m’intéresser plus avant à leur travail :-D
Ah Kozlika, si seulement je maîtrisais mon temps, je ne sais pas sous quelle forme, drapeau-justify ou pas, mais il y aurait quelque chose à faire, les intersections des patates (enfin si j'ose dire ;-) ) sont tendent vers + l'infini à mesure que le décompte des années tend vers plus petit. (mais je te rassure tout de suite, je ne connais pas Bernard Desportes ou du moins si je l'ai croisé (1) je ne savais pas son nom).
(1) c'est pas exclu à cause de ma maman
J'aime ce billet. J'aime ta conclusion. Elle est toi.
Cet état de fait a au moins un avantage, celui de ne pas perdre son temps avec des gens qui n'en valent pas l'intérêt.
Bonjour! J'ai découvert votre blog il y a quelques jours et voulais vous dire que j'aimais beaucoup vous lire. Voilà! Et surtout que je comprends entièrement votre billet, je suis polygraphe de profession en Suisse. On a mis aux oubliettes les typos et photo-litho pour amener le polygraphe depuis bientôt 13 ans. Et transparente je le suis à 200%. Car je travaille actuellement pour la presse suisse, et c'est pénible de faire admettre aux gens que leurs annonces ne vont pas paraître comme à l'écran dans le journal. C'est pour ça que je cherche un autre job, plus intéressant et surtout, où l'on demande l'avis de l'exécutant!
Je suis d'accord pour le justifier, c'est beaucoup plus joli, surtout sur une colonne large. Le drapeau, c'est bien pour les brèves, mais guère plus, et ça ne fait pas soigné… Je connais le même genre de mépris dans le monde du journalisme, entre les rédacteurs et les autres, ceux qui rendent lisibles leurs papiers, les corrigent, les réécrivent, éventuellement même vérifient les infos. Nous n'existons pas. c'est particulièrement le cas des jeunes qui débarquent à qui il faut apprendre que dans la hiérarchie du métier nous sommes au-dessus d'eux, et sans doute parce que nous en avons un peu plus, de métier… Fier comme un petit banc… J'adore :-) c'est au moins vieux comme mes robes cette expression…
Somebaudy, sauf erreur de ma part, ce qui est toujours possible avec ma mémoire de poisson rouge, ce doit être une Novarese, échelle horizontale modifiée à 96%.
Bamalega > toutafé !
Akynou > et lycée de Versailles ;)
Je confirme cela existe partout.
Dans les entreprises que je connais, l'assistante du grand patron est la personne la plus courtisée ... Par contre si elle / il (ne soyons pas sexiste) change de poste... elle / il n'existe plus...
Je pense que c'est principalement de la betise de la part de ceux qui qui s'y croient.
le problème du mépris, c'est que, comme dit l'autre, la plupart des gens n'en valent pas la peine...
A part cela, je comprend parfaitement l'amour du papier, cette façon qu'il a de rendre le moindre soin qu'on prend de lui. (Quelque part, dans mon CV, il une référence incongrue pour un médecin: : j'ai conduit une offset!)
kez, j'adore cette expression "ceux qui s'y croient", merci de me l'avoir rappelée ! En revanche, je ne connaissais pas celle employée par Kozlika et reprise par Akynou "fier comme un petit banc" (d'autant plus que j'avais lu "fier comme un petit blanc" (heu...)
Très juste ce billlet. Je connaissais Fier comme un bar-tabac (c'est du Coluche non ?), mais pas comme un petit banc, qui s'y croit ! Bonne soirée.
je le connais ni des lèvres,ni des dents.
Ah wééééé bien sûr, comment ai-je pu l'oublier celui-là, je l'adore :-D
Schcrounch, je parlais à Anita ! (Hello, Nuits de Chine)
Je connaissais "vieux comme mes robes", "ni des lèvres ni des dents" :-) ... mais quand dit-on : "et lycée de Versailles" ? à quelle occasion ? et "les pieds de la dame au clebs" ? (y aurait-il un jeu de mots ?)
Pas tout à fait dans le même genre, deux expressions qu'adorent mes élèves :
on va tomber de charybde en çui là. koz, t'as ouvert la boite aux pandores... un de mes préféré: va dans l'métro, sac à glace!
Ahhhhhh, d'âââââcord ! L'épée de Damoclès... j'aurais jamais trouvé...
:-))
Vous êtes trop fortes...
va dans l'métro, sac à glace Je viens de comprendre: c'est satanique ;-))
Alors mon fils (grand expert de 11 ans, mais je dois pas mettre 1/2 parce qu'après ça fait bébé) que j'avais eu la présomption de vouloir faire rire avec certains des éléments qui précèdent, me suggère de vous glisser le communiqué suivant :
Alors un jeu de mot pour être réussio il faut : - qu'il fasse rire ; - qu'on le comprenne vite.
conclusion : "va dans l'métro, sac à glace" et "et lycée de versailles" ça le fait pas. Et même : c'est périmé (sic).
PS : mais dés demain il le remettra à la mode au collège Van Gogh ;-) (non, non il n'y a pas de jeu de mots, là, à moins qu'une contrepèterie farceuse se soit faufilée à l'insu de mon plein gré)
il reste que "va dans l'métro, sac à glace", je ne la trouve pas, ce qui me met les nerfs en pot de fleurs (bon là, c'était fondé, chez l'auguste vieil ami qui l'utilisait parfois, sur le fait que s'il vivait en france depuis math elem, il n'était pas un pays, et se lamentait avec humour de ne parvenir à maîtriser totalement tous les arcanes de son idiome d'adoption, ce qui, rarement certes, il fallait que l'occasion s'en présentât, le faisait craindre de tomber dans un sac de culs...)
bituur > Vade retro, Satanas ;)