En moins d'un mois, trois inconnus sont venus s'asseoir près de moi dans le métro : « Ça ne vous dérange pas que je vous parle ? »

Celui-là me dit qu'il n'a pas parlé à quelqu'un depuis des jours, que ça lui manque. Dans ses yeux la peur de se faire envoyer paître, la supplication, l'espoir. « Ça ne vous dérange pas que je vous parle ? Je vous jure sur ma tête que je descends dans trois stations, je ne veux pas vous embêter madame, je ne veux pas vous faire peur. »

Il veut que je lui raconte d'où je viens, ce que je vais faire aujourd'hui, ce que j'ai fait hier. Il demande des détails : combien il y a de pièces dans mon appartement, à combien nous le partageons. Si j'aime retrouver mes colocataires en rentrant ou si je préfère y être seule, si mon travail me plaît, si je m'entends bien avec mes collègues, si je vais parfois dans des cafés avec des amis. Il a peur que le silence s'installe, bafouille, brise d'une question chaque silence. Je lui dis que je vais chercher un ami à la gare d'Austerlitz, qu'il peut rester jusque là s'il le veut. Je ne sais pas pourquoi je le lui propose, j'étouffe, son regard me happe et m'angoisse, sa solitude me pétrifie.

La deuxième est habillée comme une vamp des années cinquante, elle l'a peut-être été. Elle a l'air ridicule et folle, elle est trop maquillée, sa robe l'engonce, ses chaussures ont passé leurs heures de gloire depuis trop longtemps, son chignon ne se voit plus que dans les films en noir et blanc. « Ça ne vous dérange pas que je vous parle ? C'est la première fois que je viens à Paris, j'ai peur de me perdre dans le métro. Ça me rassurera de parler avec une Parisienne. Vous êtes Parisienne ? » Plus tard, elle proposera à un couple d'Américains fronçant le sourcil devant le plan affiché à côté de la porte de les conduire jusqu'à leur station. Elle énoncera le trajet, les changements, les numéros de ligne avec l'assurance d'un guide ratp. Pour l'instant elle m'explique que c'est la première fois qu'elle vient à Paris, qu'elle a peur de se perdre dans le métro. Nous nous penchons ensemble sur mon petit plan, elle commente la couleur de mon foulard, me parle d'un homme qui avait les yeux exactement de la même couleur et qui lui courait après. Et qu'elle, sotte comme on ne l'est qu'à vingt ans, l'avait laissé partir. Elle mélange les temps de l'imparfait et du présent, dans son récit l'homme perdu change de prénom à plusieurs reprises. Lorsque je parviens à ma station de destination, elle me remercie comme une hôtesse prend congé de ses invités.

La troisième c'était hier. « Ça ne vous dérange pas que je vous parle ? Mes collègues ne me parlent plus alors c'est un peu long les journées de travail. Et c'est fatiguant toutes ces chaises à déplacer. Je les embête, je ne dis rien d'intéressant vous voyez ? Je les comprends. Ils sont gentils mais moi je ne dis jamais rien d'intéressant alors forcément ils n'aiment pas trop ça que je leur parle. Avant on mangeait à la cantine du commissariat mais maintenant il faut apporter son manger, ils ont fermé la cantine. Pas qu'elle était bonne mais j'aimais bien voir tous ces jeunes. Il y en a des beaux dans la police, vous savez ? » Elle rit. Je ne comprends pas tout ce qu'elle me dit, je crois qu'elle travaille dans un square. Elle ouvre et ferme son sac, farfouille dedans, en sort un mouchoir, le range aussitôt, puis sa carte de métro pour me montrer qu'elle a son coupon du mois bien en règle ; elle a pensé à recopier ses numéros du loto, toujours les mêmes, sur un papier au cas où elle perdrait le ticket. « Vous croyez que ça marcherait quand même ? »

J'ai envie de hurler et je souris. Lâchez-moi, mais lâchez-moi, je ne veux pas voir votre misère et votre solitude, je ne veux pas penser à vous quand je rentre chez moi, au milieu d'un rire complice ou d'une soirée paisible et chaleureuse. Je ne veux pas savoir que vous existez, vous ne me ressemblez pas.

D'ailleurs je sais à qui parler, pas besoin d'aborder des inconnus dans le métro. J'ai un blog.

Ça ne vous dérange pas que je vous parle ?