Une nappe à carreaux, un couteau et une fourchette. Quand je sortirai d'ici, Marcel, je ne prendrai mes repas que sur une nappe bien propre et je mangerai avec un couteau et une fourchette. Plus jamais de soupe, tu m'entends ? Jamais. Ou alors une bien épaisse avec des morceaux qu'on mâche dedans.

J'ai oublié le nom du camarade de Marcel, mais je me souviens de cette histoire, la photo d'alibaba me l'a remise en mémoire un peu brutalement. Une nappe, un couteau et une fourchette. Pendant sept mois il ne s'est pas passé un jour sans qu'il le répète avec force : je ne suis pas un chien, je ne mérite pas de lapper une écuelle. Il ne parlait pas de la faim, il ne parlait pas des coups, il ne parlait pas des réveils au milieu de la nuit pour obéir à des ordres absurdes, capricieux, humiliants. Il ne parlait pas du froid, du travail harassant, des insultes. Il parlait de son droit à la dignité de manger à une table avec une nappe, un couteau, une fourchette.

Il s'installait dans un coin et tâchait de ne pas se jeter sur la nourriture avant d'avoir accompli un simulacre de bonnes manières. Se frotter les mains sur les haillons qui le couvraient, en étaler un bout sur le sol ou sur quelques feuilles mortes pour figurer la nappe, poser l'écuelle dessus, la prendre posément pour y boire. Ne pas se laisser déshumaniser, se raccrocher au plus ténu brin d'herbe : une nappe, un couteau et une fourchette.

Photo Alibaba0

Ce texte, non fictif, constitue ma participation au Diptyque, saison 4, session 2 d'Akynou. Photo : Alibaba0.