1997:37 juive
Par Anna Fedorovna le vendredi 17 novembre 2006, 19:10 - Mes petits cailloux - Lien permanent
Fin janvier 1997. Il fait déjà nuit quand je rentre à la maison et il fait froid. Mais hourra ! une lettre dans ma boîte, une vraie je veux dire, j'en reçois (trop) rarement. Je m'installe confortablement pour la lire.
Il n'y a pas d'adresse au dos de l'enveloppe mais on reconnaît tout de suite l'écriture d'une personne âgée. Ça ne peut être qu'elle et ça fait deux mois que j'attends un signe. Deux mois depuis que je lui ai parlé au téléphone. La lettre est courte, pas même le temps d'allumer la cigarette que j'ai glissée entre mes lèvres.
Je ne vous appelerai pas. C'est trop difficile malgré toutes ces années. En 1943 j'ai été atteinte d'une salpingite ; j'en suis restée stérile. Votre naissance a été pour moi une douleur, encore si vive que je ne puis vous rencontrer. J'espère que vous me pardonnerez. Si un jour je m'en sens capable je vous écrirai.
J'ai attendu d'abord pendant deux mois un appel téléphonique. J'attends maintenant depuis dix ans une lettre dont je sais qu'elle n'arrivera plus mais que je ne peux m'empêcher de guetter malgré tout. J'ai je crois le moyen de savoir où elle habite (si toutefois elle vit encore, ce qui devient de moins en moins probable compte tenu de l'âge qu'elle aurait...) ou du moins de lui faire transmettre un courrier via la caisse de reversion de la Vénérable Entreprise (puisque). Je devrais certainement a minima m'assurer de sa vie ou de sa mort. Je ne sais pas très bien pourquoi je ne le fais pas. Pour ne pas briser le lien ténu ? Pour ne pas savoir qu'elle est morte sans laisser à quiconque le soin de me faire parvenir un dernier signe ? C'est un peu confus et je renonce à y aller fouiller.
A l'existence doublement impardonnable d'enfant illégitime et d'enfant unique de mon père, s'ajoute que cette stérilité est survenue alors que mon père et elle vivaient sous de fausses identités, à ce moment hâtivement et encore mal fagotées, parce qu'ils pensaient que l'étoile jaune leur irait mal au teint. Ma mère m'en avait parlé depuis longtemps, cette lettre m'en fit mesurer plus encore le poids. Mon père aurait-il accepté la grossesse de ma mère s'il avait eu des enfants avec sa femme ? Si oui, et s'ils avaient eu des enfants auparavant, aurais-je connu les pleurs de Samantdi ou les bras (semble-t-il) ouverts de la famille Mitterrand pour Mazarine ?
Il arrive qu'on me demande pourquoi malgré mon agnosticisme (ou athéisme, ça dépend des jours...) je me sens parfois juive. L'une des raisons se trouve ici : je suis juive par la femme de mon père (et névrosée par autogenèse ;).
Commentaires
Un jour, surement, j'écrirai ce que ce billet a remué chez moi, mais pas encore, plus tard … en attendant j'ai l'intime conviction de comprendre !
Je pense que l'existence d'enfants communs (ou plutôt ici : leur absence) pèse d'un grand poids. Si j'apprenais que mon mari s'est assuré par ailleurs une descendance plus blonde que celle que je pouvais lui fournir, je ne sauterais pas de joie, c'est évident, mais je ne le ressentirais pas comme une telle blessure puisque nous avons nos enfants communs. Leur présence participe à témoigner d'un amour qui suffisamment fort pour qu'on l'envisage ensemble et d'un commun et bel accord. Dans le cas contraire, cela pourrait faire mal (quelque chose de l'ordre de : j'ai vécu en vain, avec peut-être derrière une once de sentiment de culpabilité : si je n'avais pas été là il aurait pu être heureux avec son autre famille et s'occuper bien (mieux) de sa petite). Après, il faudrait pour comprendre davantage savoir comment elle a appris ton existence et surtout à quel moment pour elle, si elle était alors malade ou en bonne santé, ce genre de choses qui fait qu'une "mauvaise" nouvelle passe malgré ou casse tout ... Qu'elle ait pris la peine d'écrire une lettre même si brêve et que celle-ci se termine sur une note non désespérante, c'est déjà beaucoup. Tant de personnes se seraient contentées de ne jamais rappeler. (mais je te l'ai peut-être déjà dit ou écrit, je ne sais plus)
Kozlika :
Tu sais, être juive, ça n'a rien à voir avec croire en dieu ou pas, c'est une idée tenace et erronée, qui se véhicule assez fréquemment. Je crois que j'avais déjà étonné Samantdi si je ne m'abuse en en parlant il y a un bon bout de temps (ouh la la, retrouver le billet dans mes archives, il va falloir, je sens, et en plus je crois que c'était dans les commentaires !).C'est une idée que je ne suis pas assez calée pour expliciter rapidement, mais se "sentir juive", c'est - c'est une juive qui le dit à partir de sa propre réflexion sans vouloir la plaquer sur quiconque d'autre - se reconnaître dans une histoire, dans un peuple et dans un destin.
Il me semble que l'énigme paternelle s'inscrit aussi dans ce choix-là. Le sentiment d'étrangeté que constitue la femme de son père renvoie à la partie inconnue de sa vie, mais aussi à ses choix et à son passé, et enfin à une part obscure de lui-même.
Merci.
Je suis très impressionnée par ce billet. Histoire sans coupables, où tout le monde peu ou prou, est victime d'une impossibilité. Curieusement, cela faisait longtemps que j'avais envie de vous envoyer un mot. Je me suis dit que cette fois, si je ne le faisait pas, je n'oserai plus après. Et bien sûr, une fois dit cela, je me suis aperçue à quel point cela faisait contrepoint avec le coeur de ce billet. Bref, je m'embrouille un peu-mais je crois que c'est parce que je suis émue.
Oui, beaucoup d'émotion. Et la peur d'écrire des maladresses. Merci.
Trois réponses :
Il y a tant de choses qui me donnent envie de rebondir sur vos commentaires que je ne sais pas par où commencer ou d'y revenir un jour par des billets.
Sur l'énigme, samantdi, je pense que tu mets en effet le doigt sur un aspect important. Je me souviens que nous l'avions évoqué dans les commentaires du billet où tu parlais de ta sœur, lui dire ou non (ah après relecture, je vois que non, nous avons dû en parler par mail).
Gilda, qu'elle m'ait écrit est à double tranchant. Comme le dit anita, c'est une histoire sans coupables mais sûrement pas sans sentiment de culpabilité. Le sien sans doute de n'avoir réussi à accepter la rencontre, la mienne d'avoir remué le couteau dans une plaie qui ne peut cicatriser. Savoir qu'elle a essayé sans y parvenir, que son rejet ne tient pas à la mise au ban mais à la douleur...
Otir, ouiménon. Enfin je ne sais pas, je me sens très proche de ce qu'en dit Daniel dans le commentaire qu'il lie ci-dessus, à ceci près de moins que je n'ai été que très peu baignée dans la culture juive puisque je n'ai jamais vécu avec mon père ni près de lui et que ma mère est d'origine catholique. A me livrer à la psychanalyse de bazar je dirais volontiers que c'est aussi une façon de reconnaître ma filiation, de lui donner une épaisseur qu'aucun papier ne viendra jamais confirmer. Bah, j'y reviendrai peut-être. Ces billets de compte à rebours m'en donneront certainement l'occasion.
anita > nan mais ça va pas non de ne pas oser venir commenter ici ??? :)
Bonjour, de lien en lien on finit par arriver chez vous. Les 4 lignes de la lettre m'ont saisi dans mon être, vous ne pouvez imaginer, ou plutôt si, vous devez trop bien le savoir. C'est douloureux et c'est terriblement beau.
le sentiment d'illégitimité étant tout aussi partagé que la presbytie, j'ai bien entendu commencé par lire "ça va pas de venir commenter...! Cela n'a, bien sûr, duré qu'un quart de seconde. Mais franchement, l'inconscient est un sale con.
Alors hop, j'en rajoute un: le sentiment d'être juif peut être très difficile à préciser, même quand on a tout dans les gènes pour s'appeler Rosenblumenthalovitch. Peut être bien que c'est ce qui reste quand toutes les explications rationnelles ont couché les oreilles? D'ailleurs, j'ai souvent envie de penser que cette religion -peu pressée de voir arriver son Messie- est plus centrée sur la mémoire et la filiation que sur la divinité.
@daniel : De l'importance de ne pas mettre tous ses oedipes dans le même panier?
Je l'ai lu comme ça , vous êtes de la même famille .C'est une déclaration de grande tendresse....
J'ai pas tout compris mais *poutou* !
Par la femme de votre père ? Votre mère ? Si oui, vous êtes authentiquement juive :)