Service Contentieux
Monsieur LaVie
2005 Saidure-Bordelle

Monsieur,

J’ai un contrat chez vous depuis le 13 novembre 1960 et je n’ai jusqu’alors jamais songé demander mon transfert chez votre concurrent, monsieur LaMort. Je répugne en effet à m’adresser à une société dont les clients n’ont jamais renvoyé quelconque feedback de leur expérience utilisateurs et ce n’est pas quelques témoignages dont la provenance n’a jamais été avérée qui sauront me convaincre, je suis par trop incrédule. Les gestions opaques ne me disent rien qui vaille.

Toutefois, bien que dans l’ensemble je sois satisfaite de vos prestations, je m’adresse à vous pour vous faire part d’un certain mécontentement dont j’espère que vous tiendrez compte, si ce n’est pour moi au moins pour vos futurs clients.

D’une part, vous m’avez quelque peu forcé la main à signer dix semaines avant l’échéance prévue pour le début de notre collaboration. Cinq semaines d’essai dans une boîte en plastique me furent nécessaires avant de prendre ma décision finale. Vous auriez pu me laisser finir la maturation de ma réflexion selon les termes convenus six mois et demi plus tôt, c’eût été plus élégant. Nous avons été à deux doigts de rompre. Mais passons.

Ce qui justifie ma lettre de ce jour, c’est le matériel que vous fournissez. Je veux dire : les sacs à dos. Le mien fut dès le départ trop lourd et je ne cesse depuis d’essayer de trouver une position qui rende son port plus confortable, en vain hélas. Car vos armatures, passez-moi l’expression, sont à chier. Les cailloux qu’il m’a bien fallu charger au fur et à mesure du chemin, sans parler de ceux qui s’y trouvaient déjà, forment des saillies aux bords aiguisés comme des lames. Oh bien sûr, j’ai tenté de les repousser tout au fond du sac, mais étrangement, ils reviennent toujours se placer à l’endroit le plus blessant, celui où on ne peut ignorer la douleur.

J’ai parfois tenté de poser mon sac au bord du chemin et m’octroyer une pause mais la méthode est totalement inopérante : d’une part les autres marcheurs vous regardent d’un air réprobateur, d’autre part vos amis prennent de l’avance et vous devez ensuite courir pour les rattraper et enfin lorsque vous reprenez le sac, il vous paraît dix fois plus lourd.

Toujours à la recherche de solutions, il m’est venu à l’idée que je pourrais faire appel à un homme fort pour m’aider à supporter la charge. Alors là je dois dire que ce fut ma plus mauvaise expérience, outre qu’il n’a pas du tout porté mon sac, je le soupçonne d’avoir lui-même glissé à mon insu (ou pire encore avec mon consentement) quelques lingots de plomb dont on fait les semelles. J’ai abandonné mon idée stupide, personne ne peut porter le sac de personne… Marcher côte à côte en chantant des chansons et en partageant la calebasse et les sandwiches est une meilleure option.

Suivant le conseil de quelques amis, et de Madame Lévidence, j’ai finalement pris des cours de taille de pierre chez une polisseuse afin d’apprendre à la fois à renforcer l’armature de ce foutu sac et à polir les pierres aux angles les plus aigus. Je dois dire que les cours ne sont pas sans une certaine efficacité mais songez qu’au rythme d’une fois par semaine depuis plusieurs années il en reste encore, et que de nouvelles apparaissent bien que je prenne maintenant mes leçons en position couchée, ce qui permet paraît-il une qualification plus rapide.

Oh, je sais bien ce que vous allez me dire : que vous avez des clients aux sacs bien plus lourds, aux cailloux plus nombreux, plus affûtés, à l’armature inexistante, et que ceux-là ne se plaignent pas. Mais moi je sais bien qu’ils ploient tant sous le poids de la charge, qu’ils passent tant d’énergie à colmater les plaies ouvertes, qu’ils sont bien trop essoufflés pour se plaindre à vous.

Alors voilà, Monsieur LaVie, je voulais vous dire que votre société souffre cruellement d’un manque de service après vente et que c’est bien dommage car votre entreprise est magnifique.

Voilà ce que j’avais à vous dire.

Une dernière chose. Vous vous étonnez peut-être que je vous écrive à vous et non à votre femme, Madame LaVie. En fait c’est une question de genre. On a constaté ça avec par exemple la façon dont les utilisateurs d’ordinateurs parlent de leur outil. Les hommes disent « cette fichue machine déconne » et les femmes « cet ordinateur fait le con ».

Alors moi je vous dis, Monsieur LaVie, faites un petit effort. Je vous aime.

Kozlika.

Edit du 25 septembre 2006.

lettre à monsieur la vie

Podcast de ce billet lu le 4 septembre 2006 par Brigitte Patient pour l’émission ”Journal infime” de la Radio Suisse Romande. Merci à elle.