1992:32 - 1993:33 bodyguard
Par Anna Fedorovna le mardi 21 novembre 2006, 19:38 - Mes petits cailloux - Lien permanent
Eté 1992. Ce soir nous partons en vacances. Mon compagnon travaille depuis un an dans un journal du matin, ce qui signifie qu'il part de la maison vers 15 heures et ne revient qu'au milieu de la nuit. Nous partirons tout à l'heure à la fin de son service. Pour que nous n'ayions plus qu'à monter dans la voiture à l'heure du départ, je décide l'aller porter les valises dans la voiture qui est garée sur le parking à l'arrière du bâtiment.
Je connais mes deux lascars, surtout la petite, vingt mois et quatre ans, mieux vaut anticiper toute bêtise en mon absence, même brève. Je coupe le gaz et l'eau (l'inondation une fois par an c'est bien assez et comme ça ça sera fait), je ferme les fenêtres de leurs chambres où ils sont occupés à jouer pour qu'ils ne balancent pas leurs jouets sur les passants, je ferme les toilettes de l'extérieur avec un tournevis, je bloque le verrou de la porte palière pour qu'ils ne puissent s'enfermer. Je les chapitre : pas de bagarre, pas d'initiative inventive, je reviens très vite. Ils opinent sagement du bonnet. Le petit voisin du rez-de-chausée, huit ans, relève à peine la tête : il est fort occupé avec l'impressionnante collection de modèles réduits de Meusa. Nickel. Descendre les trois étages direction la voiture, où je charge les bagages. En rebroussant chemin, je lève machinalement les yeux vers la fenêtre de la cuisine.
Marion est installée à quatre pattes sur le rebord de la seule fenêtre que j'ai oublié de fermer, tout sourires. « Coucou Maman ! »
Pourquoi mais pourquoi n'ai-je pas pensé à cette fichue fenêtre et au lave-vaisselle idéalement disposé pour servir de marchepied dessous ? Et que faire maintenant ? Elle fait mine de ne pas entendre mon ordre impérieux de retourner immédiatement à l'intérieur si tu ne veux pas une fessée dont tu te souviendras et se penche pour suivre ma progression vers - et bientôt sous - l'immeuble. Je suis glacée et hésite entre avancer et prendre le risque qu'elle continue de se pencher ou continuer à lui parler jusqu'à ce qu'elle se lasse et quitte son point d'observation.
La petite voix de Meusa balaie toute tergiversation : « Maman, dépêche-toi, je lui tiens la jambe, mais elle gigote ! »
Linford Christie et ses misérables 9,87 de la semaine dernière n'ont qu'à bien se tenir. Prenant mes jambes à mon adrénaline je fonce, grimpe quatre à quatre les escaliers. Chaque pas, le film d'une gamine se dégageant de la faible poigne d'un gamin de quatre ans et tombant, tombant, tombant, se déroule dans ma tête. Je récupère l'énergumène toujours sur son perchoir, la main de Meusa le Philosophe rivée à sa cheville. Sur le tapis du salon, le grand dadais du rez-de-chaussée est passé des voitures de course aux voitures de collection.
Deux mois plus tôt elle se plante au milieu d'une quatre-voies en passant à travers les grilles d'un square. Un mois avant, elle se jette dans le grand bain de la piscine municipale pendant que je suis encore dans les vestiaires. Trois mois plus tard elle avale du dilluant de blanc correcteur. Entre 1992 et 1993, je lui ai sauvé la vie un nombre incalculable de fois. Chaque sortie dans la rue est un pari fou : il faut la tenir par la main sans relâcher la pression une seule seconde. Il ne faut pas la laisser deux minutes seule dans aucune pièce, jamais. Ne s'approcher d'aucun muret donnant sur le vide. Je ne suis plus une maman, je suis son garde du corps. Elle ne brave pas le danger, elle ne le voit pas, elle a un appetit d'ogre de la vie et une folle confiance en son invulnérabilité.
Il y a un truc qui me révoltait avant d'avoir des enfants : les gamins en laisse. Dans l'état d'épuisement qui est le mien au bout d'un an et demi de ce régime, avec leur père dont les horaires ne permettent que le samedi de prendre le relais, je regrette que mes préjugés idéologiques m'interdisent l'usage du harnais, du solide parc. Les balades en poussette, la petite bien arrimée dans le siège, le grand sur le marchepied, sont un repos de l'âme.
Le grand frère a je crois gardé de cette époque l'idée d'une mobilisation générale exclusive autour de cette intruse qui a débarqué dans sa vie auparavant si tranquille. Il ne manque toutefois pas de lui rappeler en cas de conflit qu'il fut son unique sauveur en ce jour d'août 1992.
Commentaires
Héroïque ! Chez moi, Conan le barbare, c'est le mâle. Le deuxième, aussi.
Tu devrais faire lire ça à Anne, tiens... Ca va la gonfler à bloc :-D
Meusa super-héros !!!
Ah elle a toujours été comme ça alors ? Moi, au même âge, quand je me perdais, j'allais bien sagement voir un policier pour lui dire que j'avais perdu ma maman.
Xave, non elle n'a pas été comme ça tout le temps. En fait quand elle a pris conscience du danger ça lui a fichu une peur énorme. (Et d'autres trucs sans doute, le sentiment d'être étrangère au monde qui l'entourait.)
En fait elle a bouffé la vie jusqu'à trois-quatre ans puis de nouveau depuis trois-quatre ans. Pas entre les deux.
Quel parent n'a pas, au moins une fois, sauvé son gamin de la catastrophe ! Tu n'échappes pas à la règle, pas plus que moi d'ailleurs ;-)
Ah le film catastrophe qui défile devant les yeux, où c'est toujours le pire qui arrive, zorro est jamais là dans ces cas là ! Ca vaut tout les films d'horreur.
@xave : fallait dire que ta maman t'avait abandonné. Aucun sens de l'humour ces gosses.
Fûûlion, si tu passes, saches que tu sembles en grande forme pour une survivante. Surtout continue !
Chapeau bas, Meusa.
Chez nous c'était le fiston qui "bouffait la vie" mais sur un mode un peu différent, lui c'était plutôt je ne vois pas pourquoi je ne peux pas le faire si les grands le font. Mais il n'a jamais été en réel danger, comme si les choses et les gens ne voulaient pas le blesser (par exemple sur la quatre voie (ce qu'il n'a pas fait) il se serait trouvé un moment où la circulation s'était éteinte).
En revanche nous avons plusieurs fois eu des émotions pour sa soeur alors qu'elle-même était plutôt d'un tempéramment prudent. (mais elle glisse et elle tombe mal par exemple, ou une autre fois une chute incompréhensible ...).
Il était censé avoir des horaires classiques, mais le père de mes enfants n'a jamais été autant "ingénieur aux gros horaires" que dans leurs années de tout-petits, ni passionné de pétanque au point de faire des concours souvent les week-ends qu'alors. C'est curieux, à présent qu'ils sont grands et ne nécessitent pas de surveillance physique constante, le goût de la compétition lui a passé. Je garde de ces années le souvenir d'un tunnel de fatigue sans répit ni issue. En comparaison, à présent je suis en grande forme (physique), c'est dire. Mon grand regret est que cet épuisement a comme effacé tous les souvenirs directs de mes enfants petits. Heureusement qu'il reste les photos et des réminiscences de quelques moments heureux comme des îlots dans un océan brumeux.
J'étais un peu comme Marion petit. Il m'est même arrivé exactement la même chose. A la différence près que mon frère a pas aussi dégourdi que super Meusa. Il est juste allé voir ma mère et lui a dit, tout calme: "Maman, y'a ton fils qui se jette par la fenêtre !" (vous auriez dû faire une course ce jour-là).
Du coup tu pardonneras peut être à ma mère de pas avoir eu les même scrupules que toi pour la laisse :)
Ah ben y a triche là ! Deux années d'un coup, la prochaine fois, t'en mets 5, et puis cette exceptionnelle série de billets s'achève dans 3 jours ?! Intolérable, vraiment.
C'est bien ça donne envie de faire des gosses, tiens !
Ouf c'était c'est la première fois que j'entends (ou que je lis plutôt) une histoire vraie pareille. Je ne dois connaître que des petits planplans moi. Sont plus reposants c'est sûr !
Bladsurb > Ces deux années ont réellement été pour moi à peu près entièrement consacrées à ça et gagner mon pain, je vous épargne le doublon à raconter la même chose, c'est plutôt gentil non ? Et puis je pense que tu comprendras ce soir pourquoi la mobilisation était si monocentrée.
eustazio > toute ma compassion pour ta maman, et je lui pardonne d'autant plus volontiers que l'expérience m'a largement fait réviser la « condamnation » !
Franck > ah mais en guise de film d'horreur j'ai déjà eu mieux. C'était cette fois Meusa le scénariste, cinq ans plus tard : je rentre après le boulot - nous habitions une maison - et en pénétrant dans la maison curieusement totalement silencieuse je découvre d'énormes taches de sang par terre et des empreintes de pas ensanglantés montant l'escalier...
Mais on veut savoir la suite et la fin nous ! Alors ces empreintes de pas ? C'étaient celles de ...
De la sauce tomate (du repas du soir) peut-être ? ;-)
Et dire que je suis fière de voir ma fille se tenir assise toute seule... je suis complètement inconsciente.
A propos de sang, il faut savoir qu'une entaille au cuir chevelu saigne énormément. J'ai déjà joué 4 fois ce genre de scene gore avec 1° satellite dans mes bras ruisselant et m'aspergeant. Et en général à plus d'une heure de voiture du premier hopital. Moi qui tombe dans les pommes à la vue d'une goutte de sang ...
Et j'ai aussi eu droit à la quasi-noyade. Le pire c'est qu'il n'était pas particulièrement casse-cou. Heureusemnt qu'ils finissent par grandir.
Et après arrivent d'autres soucis.
J'avais quelques bribes d'histoires (dont le coup du diluant) par l'intéressée même, il y a un bon bout de temps ; j'ai été spoilé sur ce billet ^^. Ma soeur était un peu du même genre, super dégourdie-intenable. À tel point qu'on avait dû lui apprendre très rapidement à descendre les escaliers de la maison sur les fesses (oui, parce que les marches arrivaient à cette hauteur), et pourtant, questions laisse, on en connaît quelque chose à la maison >_<. Tandis qu'au même âge, je n'avais même pas idée de marcher à quatre pattes ^^ (le nombre de fois où ma mère a cru me perdre alors que j'étais à moins de 10cm, mais "trop" silencieux... :p).
@planeth: du vin sur le cuir chevelu, ça arrête le saignement, remède de grand-mère paysanne sarde (vive le système D), apparemment ma mère était un peu de la même trempe que ma soeur...
> Marion, notre prochaine sortie ... je souhaite, je désire ... que dis-je j'exige une autorisation écrite de ta Mamôn ;-)
Humm "Elle" va adorer ;-) ce genre de commentaire !
Ps : Un simple casque de vélo fera l'affaire ! hi hi hi !
Waouuu
est un super héros. C'est ce qui m'a scié ! les mômes tout petits qu'il faut tenir en laisse, j'en ai vu plein. Mais des sauveurs stoïques comme ça, jamais.Ben vu qu'ils se sont bagarrés sans discontinuer jusqu'à... hum, qu'ils le font encore à vrai dire... J'ai tendance à croire qu'il ne voulait pas perdre son meilleur ennemi ;)
Ils se bagarrent ? ça alors, j'ai rien remarqué en six mois de colocation. Enfin, un peu, mais c'est toujours Fûûûlion qui provoque. Les filles, mandieumandieu...