1988:28 les experts
Par Anna Fedorovna le dimanche 26 novembre 2006, 19:42 - Mes petits cailloux - Lien permanent
Marseille, maternité La Belle de Mai, 12 septembre 1988, 6h10 : c'est un garçon ! On l'a posé dans une bassine un berceau transparent à côté de moi et je le regarde, éberluée. Non, je vous assure, en vrai ça fait pas du tout pareil que comme on se l'imagine et pas du tout pareil non plus que ceux des autres. Mon compagnon, qui prétend pourtant avoir lu Freud et Lacan, a dû le faire trop vite et sauter le passage sur Œdipe : il ne cesse de répéter en regardant le bébé : « Eh ben, même si on le voulait on ne pourrait pas lui faire faire le chemin inverse. »
Ça avait déjà commencé avant la naissance, ça s'amplifie dès les premières visites à la maternité et à la maison. La malédiction des parents, le cauchemar des parturientes, l'enfer des primipares : les bons conseils. Ils viennent en cohortes de bouches pincées, de sourires condescendants, de regards accablés, de livres offerts. Les bons conseils viennent d'où vous les attendez, les grands-parents, oncles et tantes, et d'où vous ne les attendez pas aussi : des voisins avec lesquels vous n'avez jamais parlé, des anciens collègues, bon nombre d'amis.
Arrivée à la naissance vous étiez déjà noyée. Au bout de trois mois de biberon/sein, de dormir sur le côté / dormir à plat ventre / dormir sur le dos, de laisser pleurer / se précipiter, de parler bébé / parler adulte, c'est l'ensevelissement total.
N'en doutez pas, vous êtes une proie et la chasse est ouverte.
Eh oui, vous ne le saviez pas mais vous êtes entourés d'experts qui savent bien mieux que vous ce qu'il faut faire, car ils en ont. Rassurez-vous, eux-mêmes, qui en ont de bien plus grands que les vôtres, en reçoivent toujours, de ses précieux conseils, et vous en entendrez tout le long de votre vie. Car le meilleur domaine de compétences des parents c'est toujours les enfants des autres.
Des experts, en cela ou en d'autres domaines, j'en ai croisés dans ma vie. Ça n'est pas grave, on en croise tous, on en prend on en laisse. Mais sur un terreau « j'ai sûrement tort » ou « je fais tout très mal » la prégnance est évidemment plus forte. J'étais – je suis encore en grande partie – de cette eau-là qui vous fait toujours douter de tout et surtout de vous. Alors, au lieu de fourbir mes armes pour m'en remettre à moi, me construire, je me suis appuyée. J'ai constitué intérieurement depuis toute gosse des sortes de ministères auxquels je plaçais tel ou tel proche à leur tête. Tribunaux serait d'ailleurs plus approprié que ministères car la construction se faisait plutôt en me demandant « que penserait Untel si je faisais ci ou ça ? » et non « que me conseillerait Untel de faire ? » (et évidemment encore moins « je n'ai pas besoin d'Untel pour savoir ce que j'ai à faire »).
Sans rien renier de mes choix ni de mes engagements, force m'est de constater qu'ils ont pour une bonne part été passés à ce crible.
Mais l'arrivée d'un enfant c'est bouleversant. Il y a du mouvement dans les plaques tectoniques des tribunaux. Déjà dans un passé lointain dont vous vous souvenez à peine quelques forts mouvements sismiques vous avaient ébranlée mais vous aviez choisi de les placer hors champ. Sans ministère votre gouvernement courrait à sa perte.
Or il se passe quelque chose. Ça commence par l'un de mes experts maman, ma maman justement, qui bien malgré elle fait ressurgir des souvenirs enfouis : elle parle de Meusa, ou donne des conseils à son propos, et par exemple je me souviens que non, ah non pas ça, pas essaie encore de lui faire boire 20 grammes quand le gosse n'en peut plus parce que mange au moins ta viande... et puis tiens juste ce petit tas de purée... ah si, il faut absolument un dessert c'est important pour équilibrer le repas, mange ! A vingt-huit ans c'est un peu tardif, certes, mais me voilà partie pour ma toute première crise d'adolescence...
Par chance, le nombre d'experts aux avis divergents m'oblige à me passer de leur avis. Je n'étais certainement pas une mère modèle mais je m'en sortais à peu près convenablement[1]. Et ce petit pas-là, assez ridicule en regard de mon âge avancé, en entraîna d'autres pour tous les ministères.
Mais c'est lent : le chantier est toujours en cours.
Notes
[1] Ecrire cette phrase me fait irrésistiblement penser à « Parti de rien, je ne suis arrivé à rien, mais tout seul », de Groucho Marx ;)
Commentaires
Que dire ?
Pensée ému.
Merci de partager ces bouts de vie et de sentiments. Celui-là tombe à pic, bien que je soit immunisé contre les experts en éducation enfantine ;-)
Huhu, ça me rappelle un copain insupportable sur ce sujet, le genre de gars qui n'a jamais vu un nourrisson de près mais qui est intarissable en bon conseils et en remarques culpabilisatrices à l'égard de toute jeune maman qui croise son chemin. On a fini par le surnommer Laurence Pernoud, ça l'a calmé.
Ou également :
Celui qui, parti de rien, n'est arrivé nulle part
n'a de merci à dire à personne.
-- Pierre Dac
Ou encore :
Bref, dédaignant d'être le lierre parasite,
Lors même qu'on n'est pas le chêne ou le tilleul,
Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !
-- Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, II, 8.
Tiens, Meusa est donc le cadet de ma p'tite soeur de 2h40 :p (mais ça change tout, hein !). C'est drôle de savoir qu'à même pas 2km (ma soeur et moi sommes nés juste derrière le vieux port, me souviens jamais du nom de la clinique), il y a avait ma momon, à peine plus vieille que toi (hhmm, 2 ans et 1 mois, à vue de nez). Comme dirait Offenbach : c'est la fatalité ! :)
Comme le disait un mien ami (qui le tenait d’un professeur qu’il avait en haute estime) :
– Si tu sais faire quelque chose : fais-le.
– Si tu ne sais pas le faire : enseigne-le.
– Si tu ne comprends rien à rien : deviens expert !
Forcément, ça rend suspicieux vis-à-vis des experts qui nous en-vironnent -tourent -cerclent :-)
Ceci dit, si tu as des conseils avisés, je suis tout ouïe, parce que le mien, encore tout neuf, m’est un mystère et une source de délicieuses perplexités ;-)
C'est tout à fait ça ;-)
dans certaines organisations, on peut devenir expert après avoir lu une quatrième de couverture sur le sujet... méfiez-vous! si ça se trouve vous êtes aussi des experts!
Vindiou, c'est toutafé ça !
Il me semble que si j'ai réussi (à peu près) à fermer mes écoutilles sur les propos familiaux, ce qui m'a le plus marquée, c'est le "savoir" immense de la faculté.
Les bébés devaient dormir sur le coté, c'était un ordre. Evidemment 1° satellite, lui avait décidé de dormir sur le dos! Mondieumondieu, il ne veut pas dormir sur le coté !...
Les bébés devaient téter à telle heure, comme ci et pas comme ça. Evidemment les miens n'ont jamais voulu respecter ce savoir absolu.
Mais je tiens ma revanche : car si je suis débarrassée de ces tracas-là, certaines à moi coupines s'y retrouvent en plein dedans.
Et, où l'ont apprend que la faculté, effectuant un virement lof pour lof, a décrété que les bébés, c'était un ordre, par leur science absolument universelle, devaient dormir sur le dos ! Et coupine à moi de culpabiliser à mort car bébé-coupine ne dort que sur le ventre.
La quantité d'ânerie qu'on prétend nous inculquer, parce que bien qu'étant mère nous n'en sommes néanmoins que de faibles femmes, laisse augurer encore bien des combats ...
Tu as aussi la version Pierre Dac : Celui qui n'est parti de rien pour ariver nulle part n'a de merci à dire à personne :-)
Damned, déjà cité, évidemment…
Tu as omis la variante "Que ferait Untel(le) si il/elle était à ma place ?"
Combien de fois ai-je remarqué que ceux qui auraient vraiment une compétence d'expertise sont précisément (peut-être parce que eux savent qu'on ne sait pas, ou peu, ou que ça dépend de chacun, dans leur domaine de compétence) ceux qui ne donnent pas de conseils ou une et une seule fois et à toi de jouer.
Pour ma part non seulement le chantier est toujours en cours mais tout s'est écroulé et j'en suis à devoir à nouveau redémarrer aux fondations, et en plus à la petite cuillère parce qu'entre temps je me suis fait schourer le tractopelle (de toutes façons depuis le temps il n'était plus aux normes).
merci Kozlika, une fois de plus tu nous concerne (presque) tou(te)s en partant d'un souvenir qui pourrait n'être que personnel. Tu sais faire qu'en fait non et qu'ensuite on y pense.
PS pour Palpatine : profite bien d'être jeune, tu verras ça dure très pas. :-)
Les conseils sont faits pour ne pas être suivis, c'est bien connu.
Moi qui suis en plein dedans avec notre petit de 2 mois, c'est foutrement parlant, ce texte :)
Le premier conseil que j'ai reçu c'est : " n'écoute les conseils de personnes, fait comme tu sens ". Il est venu d'une de mes soeurs qui en a soupé et souffert de tous les conseils venus de partout d'autant qu'il était indubitable qu'elle en avait besoin vu qu'elle en a eu deux d'un coup et que le père était du genre très absent. Je me suis souvent servie de l'expérience de mes grandes soeurs pour passer entre les gouttes acides de la vie. De fait, j'ai reçu déjà des tas d'autres conseils mais pour la plupart ils dorment dans un coin de mon cerveau... rire ... En tout cas ton billet tombe à pic! bises!
J'attend les épisodes 12 à 20 (ou plutôt 20 à 12) avec une certaine impatience...
Hihihi, c'est exactement ça. A noter que plus la marmaille grandit et plus les "meilleurs" experts se recrutent parmi ceux qui n'ont pas d'enfants. C'est dingue comme tout le monde a toujours un mot à dire sur la façon dont on se débrouille avec nos propres progénitures.
Mais bon, hélas, comme tu n'as eu que deux enfants au cours de deux grossesses différentes, tu as raté le meilleur : les experts en gémellité. Ceux qui te prédisent des enfants tellement fusionnels qu'ils vont forcément finir psychotiques. Ceux qui te promettent des années de tourmente à cause des problèmes d'identité des petits. Ceux qui te racontent les grossesses morbides de leur famille, où la maman finit forcément stérile avec des bébés morts-nés. Et toi, tu te demandes si l'achat d'un lance-roquettes pourrait t'aider à mieux supporter la grossesse...
Et puis, une fois les enfants nés, il y a les experts compatissants. Ceux-là t'arrêtent n'importe où, à la pharmacie, dans la rue, au supermarché, à la bibliothèque, parce que tu traînes deux nains "trop meugnons". Et ils balancent leur vérité éternelle : "qu'est-ce que ce doit être dur, pour la maman". Au début, le papa touché dans sa dignité de père féministe essaie d'expliquer à ces spécialistes que non, vraiment, c'est seulement du bonheur, et puis on se partage le boulot à 50-50 donc on arrive à survivre au manque de sommeil. Mais là, l'expert compatissant déduit automatiquement que la pauvre maman est encore plus à plaindre, puisqu'elle vit avec un inconscient qui ne se rend pas compte de la quantité de boulot qu'elle est obligée de fournir pendant que ce gros macho se prélasse dans le canapé. Alors il insiste, avec un regard de tueur excédé : "Ah mais si, pour la maman, c'est dur".
A la fin, je répondais à ces cons-là : "oui, oui, c'est dur pour la maman. Elle en chie vraiment, surtout les soirs où je vais en boite avec ma maîtresse". Après, au moins, j'étais tranquille. Et mes mômes aussi : l'expert tournait les talons sans même quémander son bisou pathogène à mes gosses (pourquoi les gens qui croisent des jumeaux inconnus de 3 mois dans un supermarché tiennent-ils à ce point à leur lécher la fraise ? Mystère).
Parce que les gens sont cons.
Sourire. J'ai une idée de ce dont tu veux parler :-)
Groumpphff. Et moi, que la société mandaterai pourtant pour ce faire, grâce au magnifique tampon de la Faculté tatoué sur ma fesse droite, je passe mon temps à essayer d'éviter toutes les prédictions qu'on tente de m'extorquer. Alors que les enfants, c'est bien connu, ça finit souvent par grandir, même si c'est à la va-comme-j'-t-'épouse...
Bon, je vais faire pire. Je vais faire mon comming out: je n'ai de ma vie, stérilisé un biberon, elles ont été élevées à l'eau du robinet après sevrage, dans la poussière, les poils de chats, au ras du sol , pesée à vue (au changement de taille de grenouillère, mon Dieu, c'est que ça va). Je n'ai jamais pu me résoudre à les attacher pour qu'elles restent sur le dos. L'une d'entre elle a tenté de bouffer une limace, et ce n'est pas elle que j'ai du retenir au bord de la syncope-mais bien mon estimable et assez phobique belle soeur.
Elles vont bien? Euh oui, pourquoi?
D'accord avec Anita. Le premier a eu le droit à quelques égards alors qu'on écoutait les conseils. Mais ça n'a pas duré. Ensuite sont venues les jumelles. Avec 19 biberons par jour, on ne regarde même plus le stérilisateur et elles partagent la même tétine. On ne regarde plus grand chose d'ailleur ! Sauf la feuille de récap' des biberons le matin pour savoir qui a pris quoi et quand... Histoire de savoir, quoi ! La quatrième, on n'en parle même pas, c'était trop facile (une seule à la fois, quoi, ou est le problème !) Finalement, ils vont tous très bien, même s'ils n'ont pas mangé de limaces (ou alors on ne le sait pas...) Le seul conseil qu'on aura écouté, c'est celui du pédiatre à la première visite : n'écoutez aucun conseil, soyez juste intelligents. Merci docteur, on a bien retenu !
Oh, les avis d'expert ! De notre unique expérience de parents nous avons postulé le théorême suivant :
(désolé pour les maths mais il fallait rivaliser avec les patatoïdes chères à ce blog)
Et ceci est vrai pour tous les sujets du plus sérieux (parcours médical) au plus futile (poussettes). Après ce constat, on est bien obligé de s'en remettre à soi-même.
Hé hé, ça fait de l'écho hein ? C'est à se demander pourquoi ça se reproduit les "experts" puisqu'il semble bien que nous l'ayions tous subi.
Ou alors c'est une revanche : tiens on m'a bien gavé(e), à mon tour d'emmerder les autres maintenant !
Gilda, j'ai pensé à toi un peu aussi en faisant ce billet, même si l'accouchement n'est pas du même genre je pense qu'il déclencherait peut-être des déplacements de plaques ;)
Un conseil se donne toujours, s'écoute rarement et ne se suit jamais". -- Inconnu
PS: c'était juste pour faire mon frimeur ! ;-)
Ma contribution tardive :
Laozi - je le publierai plus tard chez moi ce proverbe chinois :)une commentaire avec le title:la crise d'adolescence n'a rien d'une fatalite
ioanna, tu peux développer ? Je ne comprends pas très bien où tu veux en venir ni ce qu'est le « title » auquel tu te réfères ?
"Moins on a de connaissances, plus on a de convictions"
J'aime bien celle-là ...
Je suis pour ma part de la génération de Meusa et Palpatine, mais - babysitting de ptits cousins oblige - je vois assez bien le problème... et quèqfois même les frères et soeurs célibataires des parents sont pas compréhensifs.
Conclusion : je ferai mon possible pour passer après mes ptites soeurs :o)