Maman parle de plus en plus souvent de la mort, de sa mort, sans aucune tristesse ni appréhension et je la sens parfaitement sincère. Elle ne redoute que le comment mais pas le quand.

Elle vient de prendre un abonnement avec une société qui lui loue un bracelet d’alarme pour une quarantaine d’euros mensuels et un engagement de quatre ans. Elle se marre : « ils font des calculs savants pour les durées de contrat, tu crois ? » Elle vient ainsi de se protéger en partie de ce qui lui fait le plus peur : se retrouver en situation de détresse et ne pas parvenir à appeler à l’aide, « avoir une mort moche ». Mais avant ça elle a téléphoné à la mairie pour vérifier qu’ils connaissaient cette société qui se réclamait d’elle et comme deux avis valent mieux qu’un elle nous a aussi chargés de nous renseigner sur Internet sur le sérieux de ces gens et les tarifs moyens. « On a vite fait de profiter des vieux pour leur fourguer de la camelote. »

Elle dit qu’elle n’a pas peur de la mort parce qu’elle a bien rempli sa vie, qu’elle l’a menée comme elle l’entendait, s’est battue quand il le fallait. Et c’est vrai. Si je devais donner deux mots clés à la vie de ma mère telle que je la perçois ce serait densité et détermination. Et sa caractéristique principale, sans nul conteste, est sa vivacité d’esprit, sa curiosité insatiable – si insatiable qu’elle en devenait parfois intrusive –, ses réactions vives et spontanées, opiniâtres quitte à être la seule à défendre son point de vue (aaaaah les discussions sur Israël et la Palestine les dimanches soir de mon enfance ou plus récemment celles sur le voile…).

Sa caractéristique principale était sa vivacité d’esprit.

On a fêté il y a deux semaines environ son anniversaire. C’est à cette occasion qu’il fut question de ce fameux bracelet. On en a bien parlé une heure ou deux. Et des sociétés qui se développent autour de la (non-)dépendance des personnes âgées. Et du risque de se faire embobiner par une offre rassurante mais peu sérieuse et coûteuse.

Et puis aussi mon neveu nous a annoncé qu’il essayait d’arrêter de fumer, sa compagne ayant elle-même arrété depuis plusieurs semaines. Et puis qu’il ne voulait pas trimballer son téléphone portable dans sa poche à cause du risque de stérilité (avéré ou non, principe de précaution oblige).

Depuis le temps qu’elle réclame à devenir arrière-grand-mère, je m’attendais à ce qu’elle en déduise l’évidence et bondisse sur la nouvelle avec ses gros sabots comme elle sut souvent si bien le faire. Rien. Pas de réaction. Avant-hier elle m’a téléphoné. Elle voulait m’annoncer qu’elle avait pris la décision de louer un bracelet d’alarme. Elle m’a décrit le produit, raconté comment elle avait téléphoné à la mairie pour s’assurer du sérieux de cette entreprise. « Oui, je m’en souviens Maman, on en a parlé à ton anniversaire. ». Un blanc. Un long blanc. Et puis un rire : « Ah, vraiment ? Ça alors ! Tu vois comme c’est moche de vieillir, je ne m’en souviens pas du tout, même maintenant que tu me le dis. » Avant, avant qu’elle n’ait peur de souffrir, elle avait peur de perdre la tête ; elle trouvait ça indigne, humiliant. Avant-hier elle a ri.

Parce que je veux que ma mère garde tous ses pouvoirs, je me suis raconté une histoire. Je me suis dit qu’elle ralentissait exprès son cerveau. Pour être encore plus prête, ne pas même se voir partir.

Elle est prête, mais moi je ne le suis pas.