Plus de 12 000 personnes croupissent actuellement dans les prisons égyptiennes pour des délits d’opinion. Traduits en expéditive « justice » par des tribunaux militaires ou en attente de leur procès, avec des peines renouvelées de quinze jours en quinze jours, ce sont des militants des droits de l’homme, des journalistes citoyens, des photographes ou cinéastes, des blogueurs, des « twittos ». Ils sont pour la plupart jeunes, voire très jeunes, et ont participé aux événements qui ont conduit à la chute de Moubarak puis aux manifestations, sit-in et protestations qui ont suivi pour exiger de l’armée qu’elle remette le pouvoir aux civils.

Mais l’armée ne l’entend pas de cette oreille et n’est pas prête à lâcher un pouvoir qu’elle exerce tant économiquement (l’armée est l’un des plus gros employeurs d’Égypte) que politiquement, plaçant aux postes clés des généraux et des pantins, la plupart d’ailleurs issus de l’ancien régime : le maréchal Tantawi, ancien vice-premier ministre de Moubarak et commandant en chef des forces armées égyptiennes, est aujourd’hui à la tête du Conseil suprême des forces armées (SCAF), autrement dit, de facto, le chef de l’État.

Alors elle embastille les rebelles, ceux qui ont des doutes solides sur sa bonté incommensurable, sa bienveillance et son altruisme, ceux qui captent avec la caméra de leur téléphone de malencontreux accidents de véhicules blindés roulant sur des piétons bien imprudents qui viennent se jeter sous leurs roues et les postent sur les réseaux sociaux, ceux qui demandent des autopsies quand la bienséance voudrait qu’on brûle les corps au plus vite, ceux qui témoignent avec la plus grande mauvaise foi qu’ils ont assisté à des tirs tendus en pleine tête de leurs camarades, celles qui inventent qu’on viole des manifestantes dans les postes de police alors qu’ils ne s’agit que de banals et bien compréhensibles contrôles de virginité.

Vous avez peut-être, sûrement même (surtout si vous suivez mon compte Twitter), entendu parler de deux d’entre eux, Maikel Nabil Sanad et Alaa Abd El Fattah.

Maikel l’intransigeant

Photo Maikel Nabil Sanad, par Ahram Online Maikel Nabil Sanad a vingt-six ans et du courage à revendre. C’est l’un des plus anciens prisonniers politiques depuis le départ de Moubarak. Dès mars, alors que la majorité des Égyptiens se satisfaisait du retour au calme, prêts à confier à l’armée le soin de diriger le pays et à s’endormir au son des medias officiels vantant ses mérites, Maikel Nabil publiait sur son blog un billet, « Army and people was’nt ever one hand » et fut arrêté le 28 mars. Ça n’était pas sa première arrestation : sous Moubarak il avait déjà été emprisonné et torturé deux fois.

En avril il a été condamné à trois ans de prison pour « insulte à l’armée ». En août, il a entamé une grève de la faim pour protester contre son jugement sans recours devant un tribunal militaire et exiger d’être rejugé par un tribunal civil. Il a été rejugé par un autre tribunal militaire, après cinq reports de quinze jours en quinze jours, dans une parodie de procès où ses avocats étaient des militaires eux-mêmes, désignés d’office, Maikel refusant de se prêter à ce simulacre ne répondant pas aux questions ni ne se faisant représenter par ses propres avocats. Il a aujourd’hui été condamné à deux ans de prison. Il poursuit sa grève de la faim, malgré son état de santé très dégradé, ne concédant que d’accepter de boire des jus de fruits et du lait et réclamant, encore et toujours, pour lui et pour les autres, d’être traduit devant un tribunal civil.

Maikel Nabil Sanad est mieux soutenu à l’étranger que dans son pays. Il cumule il faut dire toutes les étrangetés : sa première peine de prison était due à son refus de faire son service militaire, il est copte, il est féministe, il défend la cause gay, lesbienne, bi et trans, il soutient le droit à l’État d’Israël d’exister. Les soutiens de son pays viennent des plus militants d’entre les révoltés et des organisations des droits de l’homme.

Mais petit à petit, me semble-t-il, le respect gagne devant ce garçon qui ne plie pas, qui ne fait aucune concession à ses convictions et scande pour encourager la petite poignée venue le soutenir “À bas le régime miltaire!” sur le chemin entre le camion de la prison et le tribunal sans se soucier des représailles. Il y a deux semaines, il a refusé sa libération en échange de la publication d’un billet d’excuses sur son blog.

Alaa le charismatique

Alaa Abd El Fattah et Manal par Lillian Wagdy Alaa est une icône, un héros dans lequel tous les révolutionnaires se reconnaissent. Son visage et son allure inspirent une sympathie immédiate. Il est gentil, ouvert, tenace, très amoureux depuis ses dix-sept ans de sa jeune épouse Manal, avec laquelle il tient un blog militant depuis plusieurs années. Ils ont participé à de nombreuses conférences autour du monde pour parler du printemps arabe et du rôle joué par les réseaux sociaux. Il milite pour les droits de l’homme, une société civile et laïque, l’égalité des hommes et des femmes. Lui aussi n’en est pas à son premier séjour en prison : il y a déjà passé quarante-cinq jours en 2006 en raison de son appartenance au mouvement Kefaya.

Au-delà de lui seul, toute la famille fait l’objet d’un grand respect et d’une grande admiration parmi ceux qui occupèrent Tahrir : Alaa a de qui tenir ! L’aînée de ses sœurs est d’ailleurs l’une des fondatrices du mouvement No Military Trial For Civilians, qui a soutenu Maikel Nabil dès son arrestation et combat pour les 12 000 prisonniers et l’arrêt du jugement de civils par les tribunaux militaires.

Il doit son emprisonnement à l’enquête et le compte rendu émouvant et juste qu’il en a fait d’une manifestation copte lors de laquelle une trentaine de manifestants sont morts, par balles, jetés dans le Nil ou écrasés par les blindés de l’armée : il l’a publiée et la réponse ne s’est pas fait attendre ; il est emprisonné depuis le 30 octobre et sa détention est prolongée chaque quinzaine. Le soutien très important qu’il a reçu a permis lundi de transférer son cas devant une cour civile devant laquelle il sera jugé (ou pas) la semaine prochaine, mais les commentateurs ont des doutes sur l’indépendance des juges. Comme Maikel, Alaa a refusé de répondre aux juges militaires, comme lui il a refusé d’exprimer des excuses publiques.

Il y a quelques jours, son premier enfant est né. Il s’appelle Khaled, en l’honneur de Khaled Saïd. Manal et lui ont décidé d’avoir un enfant lorsque Moubarak est tombé, dans un pays enfin libre… croyaient-ils. L’impossibilité d’être présent pour la naissance de son premier enfant, son trentième anniversaire passé en prison il y a quelques jours et fêté par sa famille place Tahrir parmi les manifestants, les deux lettres écrites en prison, l’implication de tous les membres de cette famille dans la lutte pour les libertés en Égypte, l’injustice et l’absurdité des très graves accusations qui pèsent sur lui créent autour d’Alaa un très fort mouvement qui tient autant à la défense des droits de l’homme qu’à l’empathie extraordinaire que sa personnalité et son histoire suscitent.

Je suis quant à moi touchée par ces deux jeunes hommes qui se battent pour que leur révolution ne soit pas spoliée et par tous ceux qui comme eux sont réduits au silence dans les geôles égyptiennes.

Pour suivre leur actualité :

  • Sur twitter, les hashtags #FreeAlaa, #FreeMaikel, #NoMilTrial, #FuckSCAF
  • Le site de NoMilTrial
  • …et ici

(Photos : Ahram Online pour Maikel Nabil Sanad et Lillian Magdy pour Alaa Abdel Fattah et Manal.