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Par Anna Fedorovna le mercredi 22 novembre 2006, 17:04 - Mes petits cailloux - Lien permanent
15 septembre 1991. Du fond de mon lit j'entends le téléphone sonner et mon compagnon décrocher. On n'a pas idée de téléphoner un dimanche matin à 8 heures quand même... Ce doit être ma mère ;)
Ah non, j'entends « Bonjour Jim »[1], c'est donc le frère de mon compagnon qui se réveille trois jours après l'anniversaire de Meusa pour le lui souhaiter. Je souris intérieurement : dans cette famille ils sont incapables de se souvenir du moindre anniversaire, espérons que la semaine prochaine il se souvienne du premier de son fils, Louis, né trois mois avant Marion ! Ma «belle-sœur» Catherine et moi faisions déjà la paire avec nos gros bidons, ça va être une sacrée bande de cousins mon grand, ma petite et le moufflet. Cet été je les ai eus tous les trois pendant quinze jours, ça pulsait déjà pas mal !
Mais Jim n'appelait pas pour l'anniversaire. Il appelait pour dire qu'il n'y aurait pas de bande de cousins, qu'il n'y en avait plus depuis tout à l'heure parce que Louis était parti dans la nuit de mort subite du nourrisson.
Il m'a fallu plusieurs minutes pour réaliser, j'avais entendu les mots mais ils ne voulaient rien dire du tout. Et les photos à développer ne sont pas encore revenues de chez le photographe. Donc c'est pas possible. Il va rappeler il va dire qu'il s'est trompé, qu'il n'a pas déssoulé d'une fiesta beaucoup trop arrosée. C'est en voyant mes propres gosses jouer dans le salon, si... vivants, que j'ai enfin compris. Louis est mort.
Les semaines et les mois qui ont suivi, nous nous sommes souvent parlé au téléphone Catherine et moi puisqu'ils habitaient Marseille et que nous ne pouvions nous voir. Et puis un jour je lui ai dit que j'avais honte. Honte parce que mes pleurs étaient de chagrin mais aussi de soulagement : pas les miens, oh punaise, heureusement pas les miens. Elle m'a dit que c'était idiot d'en avoir honte bien sûr, qu'elle aurait eu les mêmes sentiments mêlés. Ça m'a soulagée d'avoir pu le lui dire.
Marion était un bébé facile, qui s'endormait quand on la couchait et se réveillait pour son premier biberon en souriant. C'est ce qu'elle a continué de faire... à part qu'à compter du décès de Louis elle s'est réveillée trois à quatre fois par nuit et se rendormait dès que nous allions la voir. Je suis aujourd'hui encore certaine qu'elle disait ainsi : Je suis là, papa, maman, tout va bien, vous pouvez vous rendormir tranquilles.
Notes
[1] Les prénoms sont changés.
Commentaires
Boule dans la gorge bien sûr. Même si c'était il y a bien longtemps, je ne pense pas que perdre un enfant, quelque soit son âge soit quelque chose de supportable. C'est un bel hommage à Louis, mais aussi une jolie leçon de courage de ta part, d'avoir osé partager tes sentiments avec tant d'honnêté.
La mort des enfants vous hante en ce moment, Kozlika, ainsi que certaines autres. Est-ce Novembre? Réécoutez Mahler. Ce n'est que du lied, pas de l'opéra, mais qu'est ce que ça peut faire comme bien.
La mort des enfants me hante ??? Euh... à l'insu de mon plein gré alors, d'où sors-tu ça ?
Euuhhh... question bête (je t'autorise donc complètement à sucrer ce commentaire si tu le souhaites) : c'est Jules ou Louis ?
J'ai changé les noms. Ni Jules ni Louis. Je vais harmoniser, merci :)
Heurusement que tu as changé les prénoms parce que pour moi, « Bonjour Jim » appelle inévitablement "votre mission, si vous décidez de l'accepter..."
Je pensais à Jules et Jim en fait.
Je découvres depuis peu vos billets. Beaucoup d'émotion souvent, assez violente même. L'idée d'un enfant mort "pour rien" est insuportable. J'en ai 4 et j'y ai pensé souvent lorsqu'ils étaient nourissons. J'ai aussi connu une mère qui avait perdu un fils à 20 ans et qui 20 ans plus tard ne s'en était toujours pas remise. Le père ne disait rien, mais ça ne veut rien dire bien sûr. Par contre, d'accord avec Hervé, beaucoup de mort sur les derniers billets, je ne suis pas remonté dans les archives, c'est souvent comme ça ? Et puis malher ne peut effectivement pas faire de mal
Coup sur coup ou presque, les demi-frères et soeurs non nés pour cause de salpingite, les numéros d'équilibrisme du bébé sur bord de fenêtre, et la vraie mort de Louis, je trouvais que ça faisait beaucoup. Mais tant mieux qu'il en aille différemment.
C'est con à dire, mais j'étais aussi soulagée lorsqu'ils me réveillaient la nuit, c'est qu'ils allaient bien (bon et puis j'envoyais grand zorro qui adorait - si, si, - donner les biberons la nuit). Juste un petit cri qui me rassurait. Sans en faire une névrose, j'ai l'impression qu'il est difficile de ne pas penser à la mort subite du nourisson lorsque l'on vient d'avoir un bébé.
Hervé et William, écouter du Mahler pour combattre des idées que vous me prêtez noires, c'est une riche idée. Les Kindertotenlieder peut-être, nan ?
Je me souviens que les premiers mois des enfants j'avais ce sentiments qu'ils pouvaient très bien aisément faire demi-tour. Comme s'ils n'étaient pas tout à fait arrimés du côté de la vie. Pour autant je dormais comme un loir quand ils me laissaient le faire, mais j'avais en moi comme une fatalité prête. Et puis finalement tout s'est passé très bien y compris pour le fiston qui pourtant pas bien vieux avait dû subir une anesthésie pour une opération d'un truc sous la paupière. Le danger et les coups ne viennent jamais (ou rarement) de là où l'on craint.
Par ailleurs je m'étais dit quelle bonne idée ces rétro-billets, en plus que ma vie étant en vrac (du moins dans ma tête depuis un an) ça me permettrait de remettre au moins les souvenirs dans l'ordre ou un peu d'ordre dans. Et puis il y a trop de similitudes, des histoires différentes mais si parallèles, des peurs de mères, des appels du matin trop tôt ou du soir bien trop tard, de la transparence auprès de certains, du militantisme ... Ça ne serait guère qu'un peu la même histoire en beaucoup moins bien. Variation autour d'un même t'aime.
C'est beau que t'aies pu lui dire pour ta honte. C'est beau qu'elle ait compris aussi.
J'avais pensé en premier lieu au lied von der erde mais bon... Et puis cet après midi, j'écoutai la 8ème symphonie du même. C'est peut-être pour ça... Sinon trouvez plus gai, facilement il est vrai, dans ces opéras que vous semblez tant aimer.
Et moi je trouve très sain de continuer à parler de Louis et de le replacer dans ton histoire. Il a été présent. Il mérite certainement que l'on ne l'oublie pas.
Je vais écouter les Kindertotenlieder chanté par Nora Gubish samedi soir ,je ne connais pas, je me lance! Suis sure que ça fait du bien, en effet!
Ne pas oublier ses mouchoirs, Vic, on ne sait jamais. Kozlika, ce serait dans ta tessiture, ou je me trompe? (j'écoute Fr. Culture ;)
Je réalise à te lire que c'est sans doute la raison qui fait que, pourtant grosse dormeuse, les quelques réveils nocturnes par ci par là de Cro-Mignonne ne me réveillent pas si en vrac que ça... sans doute la crainte lovée au creux du sommeil.
Des grosses bises, Kozlika.
je me réveillais en sursaut en étant sûre qu'ils étaient morts parce qu'ils ne s'étaient pas mis à hurler au milieu de la nuit. Je ne pouvais me rassurer qu'après avoir été vérifier qu'ils respiraient bien régulièrement.
Merci à Hervé.Pour me remettre j'irai dimanche écouter le Magnificat pour quatre choeurs et solistes de Praetorius....
La mort d'un enfant, la terreur des mères. J'avais une amie qui disait très joliment qu'il n'y a rien qui rapproche plus de la mort que la naissance d'un enfant, parce qu'à partir de ce jour-là, on commence vraiment à la craindre.
J'ai aussi eu trois enfants pour conjurer le sort. l'idée d'avoir un seul enfant et que celui-ci disparaisse m'était tout bonnement insupportable…
J'ai dormi avec mes trois filles jusqu'à ce qu'elles aient plus d'un an et que le risque principal soit passé. Parce qu'on m'avait dit qu'il y avait moins de risques ainsi (les fameuses statistiques) et parce que les entendre respirer était pour moi la plus jolie des berceuses.
J'ai presque honte d'ecrire ceci.. honte parce que du haut de mes deux decennies et des paquerettes..ces choses prennent une dimension differente à mes yeux. je ne peux que comprendre ou du moins apprehender ce qu'est un tel drame..parce que n'etant pas père, je ne concois meme pas encore l'amour paternel. dire le contraire serait hypocrite. une mère ne connait l'amour maternel que lorsqu'elle donne naissance. avant, ce n'est qu'une "fibre" comme on dit.... la perte d'un etre cher est très dure, je l'ai déjà vécu.. je n'ose imaginer la perte d'un petit etre, la chair de sa chair... ces yeux ronds qui vous ont contemplé comme un monde tellement réduit encore mais si merveilleux déjà... tant de mots et d'idées, tant de sensations telle la souffrance et l'envie de pester contre quelque chose que l'on ne peut combattre. seulement faire face...face à cela, la route est longue avant d'aller de l'avant.. et l'on garde le stygmate d'un manque toute une vie... les enfants qui peuvent suivre vivent alors inconsciemment le manque de ce petit frere/ cette petite soeur... j'ecris encore et encore, pour rien sans doute, sinon le besoin de chasser un sentiment de tristesse à la lecture de ce billet.. l'empathie a du bon, elle s'avère tranchante parfois...
Ah ! Foutue sonnerie de téléphone quand on n'est dans un lit et où tout bouscule. Cela me rappelle des souvenirs très pénibles :-(
quand j'ai perdu mon bébé, des gens se sont mis à me parler. j'ai découvert que la perte d'un bébé n'était pas rare, mais tabou. les gens n'en parlent pas, sauf à ceux qui partagent et donc comprennent leur souffrance. merci de votre franchise, m'dame Kozlika, car vous me montrez l'autre côté du miroir, ceux qui regardent leurs enfants respirer.
Quand un enfant perd ses parents, il est orphelin. Quand un conjoint perd son conjoint, il devient veuf/veuve. Quand un parent perd son enfant, il n'y a pas de mot. N'est-ce pas étrange finalement, au regard de la lourdeur de la perte et de la force du lien ? Ou alors est-ce que cela signifie que "la langue" considère en priorité que les parents pouvant avoir dautres enfants, il ne sont pas dans un statut de désignation permanent ? est-ce qu'il y a des langues où il y a un mot pour cela ? Est-ce qu'à une époque il y avait un mot en français ?
Merci à tous de vos commentaires ici avec une pensée particulière pour vanverde que j'espère n'avoir pas heurtée.
Flo, jusqu'à il n'y a pas longtemps (fin XIXème), la mort d'un enfant était un évènement "normal". Le taux de survie à cinq ans était très faible. Voir Elizabeth Badinter...
je suis venue commenter et j'ai parlé de musique.Je ne supporte pas la mort des petits.C'est trop dur.
@François
oui, c'est vrai que la mortalité infantile était bien plus élevée, mais je ne sais pas si ça explique le vide linguistique. J'ai un peu rouvert des trucs en histoire des mentalités que j'ai à la maison, mais je n'ai rien trouvé qui me réponde. Je me demande par exemple si la fréquence relative entraîne la banalisation du ressenti. Même si c'est le cas, ça n'explique pas tout, parce que la mortalité adulte "dans la fleur de l'âge" a connu des périodes d'occurrence élevée (veuvage masculin par exemple), et pourtant les proches de sang sont désignés. A l'époque médiévale, on prenait soi de baptiser très tôt le nouveau-né, ce qui tendrait à montrer qu'il était importantr de "signer" so nentrée dans la communauté des âmes et de la famille (encore que : il y a eu de grands débats pour savoir à quel moment le nouveau-né était doté d'une âme ; nous avons déplacé le débat de la personnalisation sur l'embryon). D'un autre côté, on sait peu de choses sur la naissance du sentiment parental jusqu'au XVIIIe, là pourrait être l'explication. Mais pas toute. Parce que même en supposant que le sentiment parental tel que nous l'avons aujourd'hui est une invention contemporaine, ça laisse pas mal de temps à la langue pour faire surgir un mot (et compte tenu de la "réactivité" linguistique, il y a un truc qui m'étonne). Ou alors c'est lié au sentiment qu'on peut encore avoir un autre enfant "de sang" (alors qu'on ne peut avoir un autre père ou mère "de sang"), et la langue se refuse à "réifier" la perte (mais cette hypothèse ne marche plus vs le veuvage). Ou encore il y a un tabou, ie une forme d'interdit de formulation (mais j'ai du mal à concevoir quoi je dois dire).
Dans certains milieux (le mien en particulier) il y a une sorte de tabou sur la mort des enfants jeunes. J'ai appris très tard et un peu "par la bande" qu'une de mes tantes avait au des jumeaux mort peu après la naissance.
Quand je citais Badinter, c'est parce qu'elle a écrit un bouqin sur le fait que le sentiment maternel est une "invention" récente datant de la période ou la mortalité infantile a beaucoup baissé. J'y voyais une sorte de corrélation avec cette question.
heurtée, houlàlà, pas du tout. j'aime vous lire, mais je ne commente pas. sauf là, parce que j'ai particulièrement aimé vos mots.