J'avais un ami qui se languissait tant du bridge auquel il jouait enfant avec son grand-père qu'il avait entrepris de nous apprendre à son compagnon, le mien et moi les règles de ce jeu. Nous avons ainsi fait quelques parties nocturnes. Au bridge il n'y a pas de bon ou de mauvais jeu. Avec les cartes que vous avez vous et votre partenaire vous devez annoncer combien de plis vous allez faire et vous perdrez autant si vous en faites plus que si vous en faites moins qu'annoncé. Une fois la première manche jouée, l'équipe qui l'a gagnée devient «vulnérable» à la manche suivante.

Je l'avais totalement oublié jusqu'à cette nuit et puis ça m'est revenu parce que j'ai cherché sans le trouver hier soir le mot qui me manquait pour décrire à mon ami Papillon l'état dans lequel je me sens en ce moment.

Vulnérable. Au bridge lorsqu'on est vulnérable les gains et les pertes sont multipliés. Comme au bridge l'apression m'a distribué une nouvelle donne, et puisque j'ai gagné la première manche en acceptant que quelque chose ne va pas je me suis donc rendue vulnérable ; à l'issue de la partie, me dis-je, je gagnerai ou perdrai plus qu'aux manches précédentes. Je pourrais continuer à filer la métaphore en disant que comme au bridge j'ai à me soucier de définir le contrat, ce que je ferai de ces cartes et non chercher à gagner le plus de plis possible, mais elle s'arrêterait là, car je ne joue contre personne, pas même contre moi, ou peut-être un peu : celle qui a peur du changement contre celle qui y aspire.

Cette notion de vulnérabilité dans sa définition du dictionnaire étendue à son emploi particulier au bridge je la retrouve aussi au sujet de ce blog et elle m'évoque des discussions récentes, par mail avec Otir et de vive voix avec une sorcière de ma connaissance. Je disais avoir beaucoup d'amis avec lesquels ma parole est libre et une dame qui n'est là que pour m'écouter. Quel enjeu ici alors me fait m'exprimer ? Il est complexe. Pas compliqué, mais complexe.

Commençons par nous flatter et en appeler à notre altruisme. A l'occasion de deux billets concernant mes attaques de panique j'ai constaté que certains maux sont si rarement exprimés publiquement que ceux qui en souffrent pensent être a-normaux et éprouvent un véritable soulagement à savoir que d'autres connaissent cette même douleur, que ça les aide de le savoir, qu'ils se sentent moins «fous», moins étranges au moins. Je l'ai d'ailleurs ressenti ce soulagement moi aussi à travers vos commentaires ou vos mails : savoir que je n'étais pas censée pleurer du matin au soir pour donner crédit à ma... choucroute m'a infiniment soulagée. Si je peux, au travers de mes billets et vos commentaires, transmettre ce témoin, ce réconfort, à d'autres, j'en serai très heureuse.

Mais bien sûr c'est aussi et surtout pour ma pomme.

La famille dont je suis issue s'attriste pour moi et tente de m'aider à coups de propositions de diversions diverses : tu devrais aller voir telle expo, tu devrais lire tel livre, tu devrais t'aérer la tête, tu devrais, tu devrais. Ça part d'un bon sentiment mais ça ne laisse pas beaucoup de place au truc que vous me recommandez toujours, vous savez ce truc bizarre et dangereux, là... ah oui : le lâcher-prise.

La famille que j'ai créée s'attriste pour moi mais aimerait bien que ça ne change rien, ok pour le concept mais alors si tu pouvais le faire discrètement ça serait bien, surtout : qu'ici ça ne change rien. C'est normal, c'est sain, mais toujours pas de place pour le truc-machin.

Les collègues, plus globalement les relations sociales « publiques » (comprendre non intimes) me renvoient, ou du moins est-ce ainsi que je le perçois, l'image d'une tire-au-flanc ou en tout cas d'une vacancière éventuellement victime d'une grosse fatigue. Ça n'est d'ailleurs pas de leur faute, mon laisser aller étant inversement proportionnel au degré d'intimité, on a peine à croire que je ne pète pas la forme, vu de « dehors ». Je sais bien que je m'y emploie et je ne le leur reproche pas.

Reste, pour l'expression de la sincérité, la psy et les amis. L'une et les autres me sont évidemment fort précieux et même contre deux barils d'antidépresseurs je ne les échangerais pas (oups tiens d'ailleurs j'ai pas pris ma pilulle rose encore ce matin). Mais la parole auprès d'eux est une parole privée et j'ai besoin de me confronter, de confronter cette sorte de flou des possibles à ma personne publique et pas seulement dans le confort de l'amitié. J'ai joué la première manche et gagné une parole sincère sur ce blog, ce qui me rend vulnérable, tant au regard des règles du bridge que vulnérable tout court.

Je joue vulnérable ici.