Le colonnel Pandore, avec un revolver, dans la boîte à gants
Par Kozlika le mercredi 15 avril 2009, 14:45 - Lien permanent
Il y a plus de vingt ans, une collègue nous avait invités mon compagnon et moi à dîner chez elle. La conversation roulait sur des sujets peu réjouissants car nous venions d’apprendre qu’un autre collègue était atteint d’un cancer à évolution très douloureuse. Ludmila semblait plus affectée par la perspective de l’agonie de notre camarade que par sa mort prochaine. Elle répéta plusieurs fois, martela devrais-je dire, qu’il serait hors de question pour elle d’avoir à traverser pareille épreuve et que si pareil pronostic lui échouait elle ferait ce qu’il faudrait pour s’y soustraire.
Pour mieux nous en convaincre, entre poire et fromage, elle ouvrit une sorte de petit placard au-dessus de la cheminée et en sortit un revolver qu’elle déposa au centre de la table. Je revois sa position devant la cheminée, la porte fermée par un rideau métallique noir qu’elle relève, je me souviens d’un éclat de métal argenté. Après rien, des voix qui s’assourdissent d’un « il est chargé ? » et d’un « évidemment » et un bourdonnement. Il paraît que je suis devenue blanche comme un linge et que je tremblais sans pouvoir détacher mon regard de l’objet, malgré les interpellations directes. Il paraît que je n’ai recommencé à respirer que quand Ludmila a remisé l’arme dans son réduit. Je n’ai pas revu d’arme depuis, sauf dans des films, sans que cela me fasse d’effet spécial et j’ai déjà été mise en présence de fusils sans en perdre mes moyens. En revanche il me suffit d’imaginer me retrouver en présence d’une arme de poing véritable pour avoir une envie folle de disparaître dans un nuage de fumée à l’autre bout de la planète.
J’ai fait un cauchemar cette nuit. Un homme tentait de s’évader d’une prison glauque à souhait et criait sur un ton de forcené que si on ne le libérait pas il allait se foutre en l’air. Le canon d’un revolver était plaqué contre sa tempe. Mon boulot c’était d’empêcher qu’il appuie sur la gâchette, c’était extraordinairement important, je n’avais pas le droit d’échouer. Je me suis réveillée paniquée, mais vraiment paniquée, pas seulement poisseuse et angoissée comme cela m’arrive parfois. Il paraît que j’ai évoqué ce revolver. Je me suis rendormie mais ce matin il était encore attaché à moi et ne m’a pas vraiment quittée depuis. J’ai pensé à ma réaction de cette nuit, elle a fait remonter ce souvenir chez Ludmila et j’ai réalisé que lorsque mon amie phobique des crocodiles[1] décrit son état quand elle tombe par hasard sur une photo de crocodile, ça ressemble furieusement à ma réaction d’il y a vingt ans ou à celle de cette nuit.
Je ne sais pas comment l’expliquer mais je sens que c’est différent d’une peur rationnelle devant un truc pouvant se révéler dangereux.
En fait depuis ce matin je tâche de me débarrasser de l’association d’idées qui m’est venue en m’interrogeant au réveil. J’ai la voix de Jeanne Signoret qui demande « hop hop, je vous dis revolver et vous dites… ? »
Papa. L’Audi. La boîte à gants.
« On était à cran tous les trois avec tout ça. Je l’aimais trop fort. Je les aimais tous les deux. Elle et moi on a voulu mourir. Je ne sais pas si c’était vrai mais il disait que lui aussi, que ça n’était plus tenable. Il avait un revolver dans sa boîte à gants et il nous l’a souvent montré à elle ou à moi et il disait qu’il allait se foutre en l’air. Heureusement il n’en a jamais parlé devant toi. »
Je n’arrête pas de me demander depuis ce matin si, vraiment, je ne l’ai jamais vu ce foutu flingue, ni jamais entendu mon père parler de se foutre en l’air. Ou ma mère. Ou ma soeur. Et je ne suis pas sûre du tout d’avoir envie de le savoir.
Notes
[1] Oui, je sais, ça semble comme ça sans importance quand on vit en France mais malheureusement pour elle, elle est phobique aussi des photos, reportages, images de crocodiles et même les polos Lacoste lui sont difficiles à regarder.
Commentaires
Le lien avec l'histoire que tu nous a racontée il y a quelques années est assez évident , tu disais que ton père menaçait de se tuer et se promenait avec un revolver.... quelle histoire , Koz , ya de quoi être un peu traumatisée !!
(je me demande si ça inclut aussi les pinces crocodile -- "crocophobie" ne donne pas grand chose sur google)
comme ma phobie du vide, survenue après mon adolescence, phobie surtout quand ce sont les autres qui se penchent... J'ai compris des années plus tard qu'il y avait un lien avec les paroles de ma mère qui, au plus fort de sa dépression, parlait de se jeter dans le vide,
Pfiou, le genre de truc qui file la pêche pour la journée.
Le colonel Pandore, c’est une trouvaille, en tout cas. Un sacré fouteur de me*de, çui-là !
Cela me fais penser à une histoire qu'il m'est arrivé et qu'il faut absolument que j'écrive, ou pourquoi jamais au grand jamais je n'aurais d'arme chez moi...
Déjà, dans nos contrées où tout un chacun n'a pas une arme chez soi, le fait de voir une arme a quelque chose de très dérangeant.
Sans avoir d'ombre familiale qui plâne (peut-être) au-dessus de la tête, je trouve que c'est assez rationnel d'avoir une peur irrationnelle de la chose.
C'est peut-être mon côté Laura Ingalls qui se roule dans l'herbe verte des collines sans peur du lendemain qui s'exprime, mais quand même, ces engins là, il faudrait que TOUT LE MONDE en ait les pétoches.
Peut être que c'est le moment pour toi de digérer cette phobie qui te plonge à la seconde dans un stress intense. Fly or fight ? sont les deux modes de réaction animaux usuels, mais quand le danger est psychique, alors c'est freeze. Comme l'antilope qui tombe en syncope devant le lion, et ce qui la sauvera peut être parce qu'elle semble morte.
Et pour une mystérieuse raison, le corps "engramme" cette peur quelque part, dans un cache secrète.
L'EMDR ou, moins connu, le Somatic experience sont deux méthodes très efficaces pour dissoudre l'histoire sans avoir à replonger dedans. Juste replonger dans la sensation physique qui lui est liée. Courage.
Ce Fred des fois, j'ai envie de lui mettre deux claques. Ce talent pour dostoïevskiser sa vie. Et qui se le coltine, tout ça, après ?
(Je t'aime)
Si ça peut te rassurer (au sujet du poids écrasant du passé), la proximité d'une arme à feu me met quasiment dans le même état (y compris le simple fait de croiser des militaires armés en patrouille dans le métro) à ceci près que mes effondrements se font généralement à retardement (1) et je n'ai pourtant rien dans mes antécédents familiaux ou affectifs qui puisse l'expliquer - il me semble un tantinet présomptueux de croire que ça serait parce que le président Kennedy s'est fait flinguer quand j'avais 8 jours -. Il n'y a guère que les vieilles pétoires aux proportions ridicules qui me laissent en paix. Je crois que ça vient d'une conscience particulièrement aiguë du pouvoir létal de l'objet, létal et imparable. Par exemple le plus affreux des couteaux ne me fait pas le même effet, probablement à cause de la relative ou totale illusion de pouvoir esquiver ou parer.
Ce qui complique pour toi vient qu'il s'agit de suicides annoncés ou menaçant et non d'assassinats.
Souvenir épouvantable et épouvanté de la visite d'un musée à Venise, dans lequel nous étions entré par sorte de réflexe touristique (il donnait sur LA place) et qui en fait était non pas un musée historique de la ville mais un musée des armes et voir comment au fil des siècles l'humain perfectionnait toutes techniques pour (se) trouer la peau. J'avais dû en ressortir comme toi de ton rêve. Un état de panique, c'est exactement ça.
J'ai conscience que pour la personne concernée ça n'a rien de drôle mais l'histoire des crocodiles sur polos, je la trouve si touchante, que j'en ai souri(e?).
(1) par exemple devant l'arme exhibée j'aurais peut-être à peine pâli mais me serait effondrée dans les pommes, les larmes ou les nausées sur le chemin pour rentrer.
A la réflexion : elle ne serait pas un peu (collectivement) étrange cette propension qu'ont les personnes pourvues d'une arme à l'exhiber ?
C'est de la folie ce revolver sorti et posé au milieu de la table.
Il suffit d'un détail, d'une scène particulière pour remettre la mémoire en branle, et que l'inconscient dans nos rêves nous fassent revivre ce qui nous a traumatisé il y a bien longtemps, qu'on a tenter d'étouffer tant bien que mal.
Moi je fais encore certains cauchemars, sur des évènements marquants d'enfance avec un papa instable et nerveux, alors que j'essaie de ne plus y penser, d'oublier, c'est chiant !