Je ne peux pas ne rien dire, je ne sais que dire. Nous étions ce week-end à Lausanne pour voir l’exposition consacrée à Edward Hopper à la Fondation de l’Hermitage. On trouve facilement sur le web des reproductions de ses huiles, au moins pour les plus célèbres. Alors, naïvement, on croit qu’on sait, mais on ne sait rien.

On ne sait pas le dépit qu’on ressentira en retrouvant ses reproductions accrochées aux murs du salon. On ne sait pas la frustration qu’engendrera le feuilletage du catalogue de l’expo – très riche au demeurant. Parce que la matière, son luisant, son relief, les couleurs telles qu’il les a peintes, vraiment, on ne les retrouve pas sur ces supports-là. Et puis la lumière, ô la lumière. C’est quelque chose, ça, la vraie lumière sur les vrais tableaux du monsieur ; quelque chose que j’imaginais d’autant moins que ma faible fréquentation des musées ne m’avait pas préparée à un si grand gouffre entre l’image « à plat » d’un poster ou d’un livre avec la toile.

L’Hermitage a bien fait les choses : la collection se répartit en plusieurs salles, parfois par thème (Paris, érotisme, autoportraits), parfois par technique (gravure, aquarelles, illustrations, dessins…). On se promène sur les trois niveaux de l’expo, de pièce en pièce, on y revient, regarder encore et encore, tâcher d’emmagasiner non pas le maximum d’images mais l’intensité des émotions pour pouvoir les rappeler à soi plus tard.

Il y a beaucoup d’huiles, dont les célèbres Soir bleu ou encore Morning Sun mais elle ne représentent pas l’essentiel de l’expo. Il y a là des gravures, illustrations et aquarelles et beaucoup, beaucoup d’études et de dessins préparatoires. Dans la salle du sous-sol, plusieurs œuvres sont présentées accompagnées des études préparatoires au tableau ; cette salle est particulièrement passionnante, d’autant qu’une partie des dessins sont annotés par l’artiste à l’aide de flèches et de mots : « placer une ombre ici », « bleu gris », « quelques reflets doux ». On a alors l’illusion fugace d’être invités dans l’intimité du peintre.

On observe également la construction du tableau : ici, premier dessin, la voie ferrée, le quai, la charrette à bras appuyée contre un mur, la plate-forme à roues, les wagons qui passent, les immeuble à l’arrière-plan. Deuxième dessin : les wagons sont repoussés à gauche, on n’en voit plus que le dernier, très partiellement, la plate-forme est repoussée à droite, elle aussi visible partiellement. Troisième dessin, suppression de la charette à bras, épuration des façades des immeubles. Tableau fini : Dawn in Pennsylvania.

Pour Girlie Show, on assiste à la transformation du corps et du regard : Hopper prenait toujours sa femme, Jo, comme modèle, c’est donc elle qu’il esquisse en réalisant l’étude, des traits fins, la chevelure claire et des rondeurs douces : on est presque dans un classique spectacle de strip-tease. Au final, sur la toile, les traits sont durs, le corps anguleux, le menton péremptoire : strip-teaseuse, peut-être, mais je vous emmerde.

Inattendus – pour moi ! – la quantité de gravures, illustrations et aquarelles : une série d’aquarelles de caricatures de Parisiennes et Parisiens (la pute, le maquereau, la Parisienne, l’homme d’affaires, me font irrésistiblement penser aux dessins réalisés par Laurent Pelly pour Platée (enfin, dans ma chronologie de découverte à moi car bien évidemment c’est plutôt dans l’autre sens qu’il faudrait le formuler  !). Certaines de ces aquarelles ont d’ailleurs servi lorsqu’il a peint Soir bleu.

Une illustration laisse Zeiram, le troisième larron de cette sortie, en extase : « Oh, Little nemo ! » (Boy and Moon). Nous restons un long moment devant Night Shadows. Vous ne serez sans doute pas étonnés d’apprendre que le gars qui m’a à la bonne s’est planté un certain temps – pour ne pas dire un temps certain – devant trois tableaux de chalutiers (pas trouvé sur le ouaibe)… Parmi les toiles qui m’ont le plus frappée, celle qui me vient en premier, sans réfléchir, c’est Excursion Into Philosophy et son écho étrange avec, quelques pas plus loin, une étude pour Summer In The City. Ô Solitude. Et puis la tendresse sensuelle, presque inattendue chez Hopper, de son Reclining Nude.